Fanny Smith, soleil des neiges. A peine débarquée de courses disputées dans la lointaine Géorgie, en dette de sommeil, la Vaudoise parle de sa vie, emplie d’exigences, avec une joie de vivre de collégienne. Et pourtant, aucune des écolières du collège lausannois de Béthusy, voisin de la salle de fitness où elle est venue poser avec entrain, ne gagnera sans doute jamais trois globes suprêmes en skicross, cette discipline de tension, de contrôle, de technique. Et dont Fanny Smith est la reine absolue.
- Fanny, vous êtes la meilleure du monde. Etes-vous faite pour la victoire?
- Fanny Smith: Je suis faite pour aller chercher au fond de moi tout ce que je peux donner. Je suis exigeante, je veux toujours savoir que je suis allée jusqu’au bout.
- Lors de votre première interview dans L’illustré, en 2012, votre phrase initiale disait: «Je déteste m’ennuyer.» Est-ce toujours vrai?
- Toujours. Je pense que cet état d’esprit reflète toute ma carrière. A mes débuts, avec mon entraîneur Guillaume Nantermod, j’ai commencé avec une structure privée, nous étions des précurseurs, j’ai dû apprendre très vite à prendre mes décisions moi-même. Puis, sept mois avant les Jeux de 2018, quand je me suis rendu compte que mon entraîneur m’avait donné tout ce qu’il pouvait, j’ai pris le risque de tout changer. Je m’ennuyais, si l’on peut dire. J’ai rejoint l’organisation de Swiss-Ski, où je n’étais jamais allée, avec un gros travail de chaque côté à la clé pour que cela fonctionne entre nous.
- Le choix du skicross est-il aussi lié à l’idée de ne jamais s’ennuyer?
- Oh oui, ce sport me convient tellement! Il est changeant, aucun parcours n’est pareil. Le «shaper», soit l’homme qui compose les parcours, travaille comme un artiste. Le tracé exige une analyse constante de la part des skieurs. J’aime ce mélange d’action et de réflexion.
- Enfant, étiez-vous aussi remuante qu’aujourd’hui?
- (Elle rit.) Une seule anecdote explique tout: quand ma mère me posait à la garderie, à Gryon, ils prévoyaient une dame supplémentaire parce que j’étais là…
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- Comment jouissez-vous de la période de réussite que vous traversez?
- Pour moi, ce n’est pas seulement le fait de gagner qui me plaît. C’est tout le chemin pour y arriver. La journée jusqu’au podium, je la passe dans une sorte de transe, ce que les sportifs appellent la zone, où l’on prend garde à chaque détail. C’est cela que j’aime vivre.
- Quel aspect de ce succès vous plaît le plus?
- La longévité. Je suis présente depuis douze ans en Coupe du monde. En décembre 2011, je me blesse au genou, je manque toute la saison suivante. Or, depuis cette blessure, cela doit faire huit ans que je figure dans le top 3 mondial. Voilà ce que je recherche en priorité, car c’est la dimension la plus difficile. Par exemple, dans le cas de Roger Federer, je trouve admirable de voir un athlète tenir sur le long terme.
- Pour cela, il faut se connaître parfaitement?
- On ne sait jamais à 100% comment faire. Le mental est central. Je sais que ma première adversaire, c’est moi. Mon entraîneur me le répète sans cesse: «Fanny, ne pense pas aux autres, tout est en toi!»
- Avez-vous eu des moments de découragement?
- Un sportif de haut niveau va tellement au bout de ses ressources qu’il faut anticiper avant qu’il ne soit trop tard. Nous sommes sur le fil du rasoir, nous demandons tellement à notre corps. Avant la saison 2019-2020, j’ai souffert de grosses carences. A tel point que je suis tombée dans un état presque dépressif. J’étais tout en bas, je devais me donner un coup de pied pour aller m’entraîner, même moi! Des prises de sang ont montré que je manquais de tout. Là, ce fut une petite renaissance.
- Comment avez-vous remédié à ces maux?
- J’ai mis en place un meilleur suivi médical.
- Comment avez-vous procédé?
- J’ai essayé de mieux m’adapter et la période du covid, avec moins de déplacements, y a contribué. En fait, je ne supportais plus de ne plus pouvoir marcher en reprenant, de ne plus arriver à enfiler mes chaussettes, d’être cassée! Deux entraînements par jour de juin à décembre, c’est intense. L’année dernière, j’ai commencé à travailler plus tôt, en douceur. Alors que normalement, je ne faisais rien pendant mon mois de vacances, en mai, là j’ai pris quelques instruments et j’ai commencé des exercices plus spécifiques que le simple sport plaisir. Cela m’a aidée.
- Aujourd’hui, après toutes ces années à haut niveau, êtes-vous différemment à l’écoute de votre corps?
- Quand on est jeune, on souffre, on s’en fiche. Avec l’âge, tu te rends compte que tu ne peux plus. Ton corps le payera plus tard. En intensité, j’y vais toujours à fond mais j’arrive à dissocier une bonne et une mauvaise douleur. Je me connais mieux, j’ai grandi, je me suis entourée de personnes. Je suis au point où je suis d’accord de faire n’importe quoi pour me sentir bien, j’essaie. Après mon échec aux Jeux de Sotchi, en 2014, je me suis par exemple mise à un art martial vietnamien, pour lutter contre mon côté «athlète trop gentille». Je voulais développer un caractère plus d’attaque, ainsi que la gestion des émotions. Maintenant, mes journées sont partagées en deux. Je suis le matin avec le préparateur physique Jean-Sébastien Scharl, avec qui on met l’accent sur le bas du corps, principalement la force. Et l’après-midi avec le coach Philippe Clément, pour la coordination, l’explosivité, le lien entre le haut et le bas du corps, le mental.
- Vous voyez les effets en course?
- Philippe Clément me suit depuis cinq ans en Coupe du monde; c’est lui qu’on entend crier au départ… Il fait partie de mon team privé. Je voulais garder une certaine indépendance, que mon entraîneur puisse être présent.
- Comment supportez-vous le froid permanent?
- Je suis frileuse et on est tellement exposés au froid... Il s’agit de ne pas le laisser entrer en soi.
- Comment vous équipez-vous?
- Je porte toujours un foulard quand je skie. Avant, on devait même me frotter les genoux au départ. Aujourd’hui, j’ai des petites protections pour empêcher le vent de venir. Tout compte, en réalité, tout est important: pendant une compétition, nous avons des qualifications, des entraînements, avec parfois des heures d’attente; en plus, avec le covid, certains endroits n’ont aucun restaurant ouvert. Je fais très attention à mon corps, qu’il reste chaud. Je planifie la nourriture, je prends garde à ne sauter aucun repas durant la saison, sinon je perdrais de l’énergie. Je suis sans cesse à l’écoute. Même pour ma peau. La mienne est très sèche. J’ai essayé beaucoup de crèmes, sans avoir encore trouvé la bonne. J’applique de la crème solaire tous les jours, qu’il pleuve ou qu’il neige, à cause de la folle réverbération.
- Au niveau de l’alimentation, vous relâchez-vous parfois?
- A Noël et à Nouvel An, un peu. Là, pour fêter la conquête du globe, et aussi parce qu’il y avait un anniversaire, j’ai mangé un demi-dessert… Ma discipline est totale. Si on me dit que je peux gagner en me privant de carottes, j’obéis tout de suite. Le plus dur, c’est le chocolat, que j’adore. L’hiver, j’essaie d’éviter les crudités et le sucre raffiné, ils ne conviennent pas à mon métabolisme, ils me prennent trop d’énergie en digestion. Je favorise les bonnes graisses. C’est différent pour chacun.
- Comme vous gagnez ensemble dans vos sports respectifs, on vous compare à Lara Gut-Behrami. Comment la regardez-vous?
- A mes yeux, c’est une grande championne. Je ne suis pas dans la même situation qu’elle, qui doit sans cesse faire face à de nombreux jugements extérieurs.
- Vous la connaissez bien?
- Une année, comme j’avais besoin de faire évoluer ma technique, je lui ai demandé de skier avec elle. Elle a accepté et nous avons fait deux camps ensemble. C’était très chouette, nous avons beaucoup ri. Pendant la saison, nous nous écrivons, nous nous encourageons, nous nous envoyons des émoticônes. Une championne comme elle parvient toujours à revenir. En 2016, nous sommes allées toutes les deux au tournoi de Wimbledon voir Federer. J’adore le tennis, c’est le seul sport que je regarde. Nous nous sommes bien amusées, mais j’ai aussi compris à quel point elle fait en permanence l’objet de sollicitations.
- Vous, c’est différent?
- Oh oui, le regard est moins dur sur moi et heureusement, les gens sont toujours sympas. Autrement, je ne sais pas comment je le vivrais.
- Vous êtes très présente sur les réseaux sociaux. Pourquoi?
- C’est un outil de travail. Je le fais quand j’y pense mais ce n’était pas du tout inné chez moi: pour être honnête, j’avais l’impression que ma vie n’intéressait personne. Mais après tout, je me suis dit que j’allais essayer. Dernièrement, j’ai raconté mon trajet pour aller en Géorgie. Ce fut un périple infernal, de nuit. J’ai montré comment, à l’hôtel, j’ai dû coucher dans ma douche parce qu’un chien aboyait et m’empêchait de dormir. J’avoue que les retours sont gratifiants, qu’un échange se crée.
- Quelle image de vous avez-vous envie de donner?
- Je ne cherche pas à donner une image particulière. Je veux juste être moi-même, authentique. C’est exactement là qu’il ne faut pas se perdre.
- Etes-vous une petite cheffe d’entreprise, dans votre genre?
- C’est un des aspects magnifiques de ma carrière. Je touche à tout, l’entraînement, la gestion de la santé, les médias, la publicité, les réseaux sociaux, les sponsors.
- Aimez-vous cela?
- Rechercher les sponsors? Oui, quand j’étais jeune, je le prenais comme une compétition, où il fallait montrer de la niaque. Je me souviens d’un rendez-vous, j’avais juste 18 ans. Après la rencontre, j’ai appelé mon père en lui glissant que j’aurais peut-être pu demander un peu plus. Il m’a répondu: «Tu n’as qu’à rappeler!» J’ai rétorqué que cela ne se faisait pas et puis, après tout, j’ai tenté le coup. J’ai téléphoné et j’y suis arrivée, j’étais toute fière. Ces premiers contrats, avec l’insouciance de la jeunesse, je les ai souvent corrigés pour tout miser sur la première place au niveau des primes et moins sur la deuxième ou la troisième position.
- Comment vous voyez-vous dans dix ans?
- J’aimerais profiter davantage des gens autour de moi, passer du temps avec eux, même en compagnie de mes frères et sœurs. Mes parents, c’est différent, ils sont souvent présents. Ma mère était institutrice, elle est maintenant retraitée. Mon père, lui, ne le sera jamais. Il est trop heureux d’être indépendant, avec son école de parapente et ses activités d’agriculteur.
- Vous voyez-vous courir jusqu’aux Jeux de Milan-Cortina, en 2026?
- Cela me titille. Mais je vis au jour le jour, course après course. J’y vais à l’envie, à la passion, si le corps suit. Cette philosophie va même plus loin: je crois que si je commence à me projeter loin dans le temps, je serai moins présente dans ce que je suis en train de réaliser aujourd’hui. Alors je n’y pense pas.
>> Au programme de Fanny Smith: le 21 mars, l’étape finale de la Coupe du monde de skicross aura lieu à Veysonnaz (VS). Avec Fanny Smith!