Seule dans son appartement – covid oblige –, Fanny Smith, 29 ans, répond par téléphone. Elle a toujours cet accueil sans chichis et ce rire cristallin qui la rendent si attachante. Sauf que, parfois, le flux des paroles s’interrompt sec et que l’on sent la vague d’émotion perler. Au beau milieu du récit de la course contre la montre qu’elle livre pour figurer au départ de la compétition de skicross des Jeux de Pékin, son résumé de la situation tombe soudain, brutal, avec une pointe de fatalisme: «Vous savez, au point où j’en suis aujourd’hui, ce serait déjà une grande victoire si j’étais au départ…»
Tout commence le samedi 15 janvier, dans les neiges canadiennes, pas très loin de Calgary. Ce jour-là, à Nakiska, Fanny Smith dispute une finale de plus dans une carrière magnifique, émaillée de 29 victoires en Coupe du monde, quand tout s’embrouille. Juste après le premier virage, elle s’accroche avec Marielle Thompson, une de ses deux adversaires. Tout se passe à haute vitesse, les deux femmes s’envolent sur la bosse suivante et Fanny Smith finit sa cabriole près des filets. Il se niche aussi là, le charme du skicross. Ça frotte, ça va vite comme le vent, ça se joue en une fraction de seconde, avec les risques inhérents à ce genre d’audaces. Mais la skieuse vaudoise se relève et rejoint l’arrivée sur ses skis. D’abord, hormis d’impressionnantes ecchymoses sur le visage qui feront le régal d’Instagram, on croit que tout ne se finira pas trop mal. La blessée concède juste «de fortes courbatures» et les journaux se contentent de titrer: «Grosse frayeur».
C’est une fausse joie, hélas. Le lendemain de l’atterrissage du Canada, la Vaudoise va voir le médecin de l’équipe de Suisse, à Zurich. Verdict: importante lésion osseuse au genou gauche, sans atteinte aux ligaments. Le jour d’après, elle s’en va consulter à l’Hôpital de La Tour, à Genève, qui opère une ponction, et auprès duquel elle se rend désormais chaque semaine, le jeudi, pour observer l’évolution de la blessure. Le médecin est clair avec elle: «Il m’a laissé entendre que, pour un patient normal, une telle blessure signifiait six semaines de repos.»
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Depuis, toutes ses journées sont centrées sur ce genou. La donnée de base est simple: la compétition olympique se dispute le 17 février, l’équipe suisse de skicross décolle le 9 février pour la Chine. Elle, elle se bat: «C’est une très grosse contusion, mais je ne dirais pas que mon genou me fait mal dans la vie de tous les jours. Au réveil, il est plutôt rouillé et tout me prend un peu plus de temps que d’habitude. Le matin, en me levant, la première chose que je fais consiste à appliquer de la glace. Je prends mon petit-déjeuner avec un patch enroulé autour de ma jambe et ma journée de rééducation peut commencer.»
Pour elle, tout compte. Sa philosophie, qu’elle met en pratique depuis toujours, est d’autant plus indiquée avec ce qui lui arrive: «Je suis plusieurs thérapies en alternance, dont l’acupuncture. L’objectif est de maximiser la vitesse de récupération.» Plus strict qu’elle, on pourra toujours chercher. Elle fait de la physiothérapie six fois par semaine: «Là, on commence à réaliser des exercices un peu plus poussés, tout en prêtant attention à ne pas susciter de douleurs.» Elle prend ses repas toutes les trois heures, en calculant l’apport nutritionnel nécessaire. Porte toute la journée une chaussette de compression jusqu’à mi-cuisse, ainsi qu’un appareillage qui fait œuvre de drainage lymphatique, en faisant remonter le sang.
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Déjà l’inflammation s’est résorbée, l’évolution suit un cours normal. Le lundi 24 janvier, elle a pu quitter les cannes qui la portaient depuis une semaine. «C’est surtout à moi d’être à l’écoute de mon corps et de mes douleurs, ce que j’ai toujours fait.» En réalité, avec une telle contusion, le danger principal se situe dans les chocs potentiels. «Or notre sport comporte beaucoup d’impacts, par exemple au moment du départ ou à la réception des sauts et des modules. Je sais d’ores et déjà que les douleurs seront de toute façon présentes; je m’y prépare mentalement.»
A cette incertitude s’ajoute la dimension du covid, omniprésent, et qui cause une sainte frousse à tous les sportifs d’aujourd’hui. «De mon côté, je ne peux pas faire plus attention: je ne vois personne, hormis mon préparateur physique et mon physio, qui heureusement a été positif il n’y a pas longtemps. Et donc mon médecin, une fois par semaine.» Un exemple au quotidien? Au début de chaque semaine, elle va chercher ses repas au restaurant de l’Université de Lausanne, à Dorigny. «Enfin, je reste dans la voiture avec mon masque. C’est mon autre préparateur de longue date, Jean-Sébastien Scharl, qui entre dans la cuisine pour prendre mes portions sous vide pour toute la semaine et il me les tend.»
Le virus? «Je vis dans une bulle, je ne veux rien avoir à me reprocher. Mais je me bats tellement pour ne pas l’avoir que, si je l’attrape malgré tout, je me dirai que c’est le destin.» La mésaventure survenue à un membre de son équipe au Canada la laisse encore ébahie: «Il a tout fait pour ne pas l’avoir, il vivait en isolement, on a voyagé en business. De plus, il a été infecté en juin, il est double vacciné. C’est la dernière personne dont on aurait imaginé qu’il l’ait. Et c’est arrivé.»
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Hors blessure, elle prend cette épreuve comme un épisode de plus dans son perpétuel combat contre la pression. «Je suis tellement exigeante envers moi-même, cela en devient parfois mauvais. Les tensions ne sont pas bonnes pour ma discipline, où il s’agit de «faire un» avec la piste, d’être dans ce qu’on appelle la «zone.» Alors elle se répète sans cesse le beau mot de «relâchement». «J’essaie de lâcher prise, même si ma préparation ne se déroule pas comme je le voudrais.»
Parler de médaille olympique est pour l’heure hors de propos. Heureusement, il y a quatre ans, elle a ramené de PyeongChang une mémorable breloque de bronze, gagnée de haute lutte pour ses troisièmes Jeux: «Bien sûr que j’en rêve au fond de moi pour Pékin. C’est pour cela que je m’acharne dans ma rééducation. Seulement, à un moment donné, il ne faut pas se leurrer. Avec une aussi énorme contusion osseuse un mois avant une telle échéance, on ne peut pas faire des miracles.» Des messages par centaines lui sont parvenus, souvent envoyés par d’autres athlètes. «Punaise: entre sportifs, on sait ce qu’un tel pépin représente! On ne souhaite cela à personne.»
Si le genou tient, Fanny Smith espère se tester sur les skis avant de partir. «Tout est question de timing, explique-t-elle. Comme mon genou doit subir le moins de contraintes possible, mon médecin pense que je devrais attendre jusqu’au dernier moment pour skier. Toutes ces décisions seront prises en fonction de mon sentiment à un moment donné.»
Elle vit au jour le jour, emplie d’espoir malgré tout. S’offre parfois son péché mignon, un carré de chocolat. «Du noir à 90% avec un morceau de pain, c’est parfait. Avec le soin extrême que je mets dans ma nutrition, celui à 70% me paraît beaucoup trop sucré…» Rien de mieux que le choc pour se protéger des chocs, peut-être.