«Je te rappelle tout à l’heure.» Du Népal à la France, une voix dans le téléphone satellitaire: celle de Jean-Christophe Lafaille, 40 ans alors. Ce 26 janvier 2006, seul dans l’Himalaya, l’alpiniste tentait une première mondiale: l’ascension sans oxygène et en plein hiver du Makalu, le 12e des 14 sommets de plus de 8000 mètres qu’il espérait accrocher à son palmarès. De l’autre côté du monde, près de Chamonix, sa femme Katia entend les derniers mots de son mari. Sa promesse d’un au revoir s’est transformée en adieu: Jean-Christophe n’a jamais rappelé. «J’ai tout de suite su ce que son silence signifiait, raconte Katia. A cette altitude et dans ces conditions, cela voulait dire qu’il était mort. Même s’il n’avait été que blessé, aucune équipe d’alpinistes n’était assez proche pour lui porter secours à temps. Il n’avait aucune chance. Aujourd’hui, je suis persuadée qu’il est tombé dans une crevasse. Un jour, peut-être, la montagne nous le rendra.»
Treize ans plus tard, Katia Lafaille vit toujours à Vallorcine, dans son chalet rebaptisé du nom du sommet où demeure à jamais son mari. Dehors, il neige à gros flocons. Dans la cuisine, assis au bar, ses mains autour d’un bol de soupe, blé et petit épeautre, Tom, presque 18 ans. Le fils de Katia et Jean-Christophe avait 4 ans et demi lorsque son père a disparu.
Duo pour le Colorado
En février, le duo mère et fils s’envolera pour le Colorado. Au programme: douze jours de grimpe sur des falaises de glace. Le lieu et l’expérience ont valeur de symboles. Il y a des années de cela, Katia suivait Jean-Christophe à l’Ouray Ice Park. Aujourd’hui, c’est Tom qui sera chef de cordée. Car le fils a attrapé de son père le virus du vertical. En classe montagne à Chamonix, l’adolescent est un grimpeur passionné. Et très doué. «Il a commencé par le ski avant de revenir à l’escalade, qu’il avait complètement arrêtée après la mort de son papa. En salle, je vois la même gestuelle que son père, la même grâce, un côté posé, sûr, lucide. Et sur des faces, il cherche toujours la difficulté.»
Dans la vie de cette famille, la montagne est un fil rouge, tissé comme une corde de varappe. «Ma première course, la Petite Aiguille Verte, quand j’avais 17 ans, a rempli un vide que j’avais en moi, témoigne Katia. A 19 ans, mes parents n’ont pas compris que je quitte Genève pour m’établir à Vallorcine. Ils me disaient: «Continue tes études, ce n’est pas un piolet qui va te nourrir.» Mais la jeune femme a la tête aussi dure que les éperons rocheux qui l’entourent. Elle travaille aux remontées mécaniques, rêve de devenir guide, a un premier garçon, puis rencontre Jean-Christophe, alors alpiniste professionnel, lui aussi déjà père d’une fillette.
«Tom a fait de moi un père»
Ils ne se quitteront plus, fusionnels dans la vie et dans le travail. «Son talent était évident, mais il ne savait pas se vendre, explique- t-elle. J’ai coaché sa carrière et je suis devenue son manager. J’ai appris sur le tas à m’occuper de l’organisation et du marketing de ses exploits. Sa passion, son oxygène, c’était la grimpe et moi, je mettais en place les outils pour qu’il puisse réaliser ses rêves. A l’époque, c’était très rare dans le milieu.»
Entre deux expéditions, Jean-Christophe profitait de chaque instant pour faire découvrir son univers à son fils. Au rez-de-chaussée du chalet, sous le mur de grimpe d’entraînement, 13 ans plus tard, deux tout petits chaussons de varappe, taille 4 ans, prennent la poussière. C’est le dernier cadeau de Noël de Jean-Christophe Lafaille à son fils. «Dans le carnet de bord de mon mari, laissé au camp de base sur le Makalu, raconte sa veuve, il avait écrit: «Tom a fait de moi un père.» Pour moi, c’était une sorte de testament de ce qu’il voulait laisser à son fils.»
Critiques
Dans les mois qui suivent la disparition de l’alpiniste vedette, Katia Lafaille va essuyer d’innombrables critiques. Trop médiatique, trop digne sur les plateaux de télévision, pas assez éplorée, trop amoureuse de celui dont on devine, aujourd’hui encore, qu’il occupe toutes ses pensées, la jeune veuve de 36 ans a fait le vide autour d’elle. «Les années qui ont suivi la mort de mon mari ont été très dures. Pour le milieu de l’alpinisme, Jean-Christophe était un héros et moi la vilaine fille de la plaine qui l’avait poussé à la mort. En un instant, j’ai perdu mon mari, mon travail et la montagne.»
Mère célibataire, elle doit se reconstruire une identité. Devenue voyageuse et conférencière, Katia Lafaille signe pendant un temps des documentaires sur sa vie de maman aventurière pour des chaînes de télévision. Elle écrit un premier livre, «Sans lui», et s’apprête à terminer un deuxième volume. «Tout ce que je faisais, c’était, en quelque sorte, pour ou à cause de Jean-Christophe. Je pensais à ses derniers instants, à ce qu’il avait perdu. En un sens, je m’en voulais de lui avoir survécu. Jusqu’à ce que Tom me demande d’arrêter cette quête et de vivre pour moi.»
Dehors, il neige toujours. Tom écoute sa mère parler, forcément, encore, toujours, de son père. Quand le fils raconte son coup de foudre à lui avec la montagne, et sa volonté farouche d’y exister sans n’être que le reflet de celui dont il suit les traces, on ne peut s’empêcher de penser à ces drôles de triangles, presque amoureux: la montagne et les Lafaille. Katia et ses Lafaille, Tom et Jean-Christophe.
Suivre les mêmes voies
A bientôt 18 ans, le jeune homme dit que son amour pour l’alpinisme est plus profond que la simple envie de conserver ainsi le souvenir de son père. «Quand on goûte au rocher, quand on enchaîne les longueurs, les difficultés, la technicité, l’engagement et la hauteur, c’est grisant.» Tom espère un jour faire de la grimpe sa carrière. «Au début, je ressentais une certaine pression: celle d’être le fils Lafaille, avec toutes les attentes que cela pouvait impliquer. Aujourd’hui, par symbolisme, j’aimerais grimper les voies qu’il a ouvertes, en me disant: «Celle-là, c’est celle de papa.» Si je décide d’en faire ma vie, il faudra me trouver des sponsors, une équipe, des défis, un style.»
Katia ne sera pas son manager. «Il faut le laisser s’envoler. Il pourrait mourir en montagne, comme son père. On ne peut ni s’y préparer ni l’accepter. Mais c’est une réalité et, surtout, c’est son choix. Pour l’instant, nous partageons ces moments et c’est magnifique. Je ne grimpe qu’avec lui. Il donne du sens à tout ce que nous avons vécu. Petit, il me suivait; là, il m’emmène.»