Au départ de Iakoutsk, la ville la plus froide du monde, il faut compter vingt heures de voyage pour rejoindre, toujours plus haut sur la carte, l’archipel de la Nouvelle-Sibérie. A 70 kilomètres des côtes, une quinzaine d’îles (la dernière, Yaya, découverte en 2013 seulement) baignent dans l’océan Arctique, entre la mer des Laptev et la mer de Sibérie orientale. Parmi elles, la Grande Liakhov porte
le nom du marchand russe qui explora l’île en 1773 et y découvrit un trésor unique au monde: un gigantesque charnier préhistorique.
Cohabitation avec l’homme
D’une surface de 4600 kilomètres carrés (la moitié de la Corse), l’île est bordée de falaises qui rendent aujourd’hui encore son accès extrêmement périlleux. Elle est uniquement couverte de toundra vert-de-gris et spongieuse, du pergélisol pour l’essentiel, c’est-à-dire un sol qui reste gelé en permanence. Mais les aventuriers du XVIIIe siècle avaient observé que, durant le bref été, la couche de terre dégelée laissait échapper d’énormes squelettes, reliques de bisons, de rhinocéros, de loups et, surtout, de nombreux mammouths.
Plus de deux siècles plus tard, le phénomène prend des proportions encore plus extraordinaires. Conséquences du réchauffement climatique, la fonte d’été et le dégel partiel du sol surviennent plus tôt et durent désormais trois mois et demi, contre deux seulement il y a encore une cinquantaine d’années.
Ainsi la Grande Liakhov et sa voisine, la Petite Liakhov, sont-elles devenues pour les paléontologues un extraordinaire muséum d’histoire naturelle en plein air. La collection remonte au pléistocène, entre -800 000 et -12 000 avant notre ère, soit le dernier âge du quaternaire, celui qui vit apparaître le genre humain. Et pendant cette période, partout où l’homme se développait de manière significative, la mégafaune disparaissait, les fameux tigres à dents de sabre, les bisons latifrons et, avec eux, les mammouths.
Ceux des îles Liakhov étaient du genre laineux (Mammuthus primigenius). Ils avaient à peu près la taille et le comportement de l’éléphant d’Afrique, son plus proche parent, une sorte de cousin. Ce mammouth a donc «cohabité» avec les premiers hommes, qui le chassaient à l’occasion et utilisaient ses os et ses défenses pour en faire des armes et des outils. Mesurant près de 4 mètres, les mammouths vivaient une soixantaine d’années, pesaient jusqu’à 8 tonnes, portant près de 300 kilos de défenses en ivoire… Depuis leur découverte, ces trésors sont l’objet de recherches passionnées.
C’est pourquoi, lorsque l’équipe scientifique – que l’on voit à l’œuvre sur les pages précédentes – débarqua sur l’île en été 2015, ils n’étaient pas les premiers. Courageux, intrépides même, quelques dizaines de chasseurs d’ivoire envahissent l’île chaque été. Il faut savoir que, contrairement à l’ivoire des défenses d’éléphants dont le commerce est interdit depuis 1989 par les pays signataires de la Convention de Washington, l’ivoire provenant d’espèces d’animaux disparus n’est pas concerné par l’interdiction.
Ainsi la Grande et la Petite Liakhov attirent chaque été des aventuriers, éleveurs de rennes ou pêcheurs iakoutes, des russes aussi, qui ont l’espoir d’y faire fortune. L’ivoire de mammouth s’échangeant à plus ou moins 600 francs le kilo, la découverte (et la vente) d’une seule défense, qui peut peser jusqu’à 150 kilos, rapporte pour certains autant qu’une année de salaire.
Clonage
Malgré tout, certains chasseurs d’ivoire partagent leur savoir et leurs trouvailles avec les scientifiques. Il faut dire que les découvertes n’ont pas la même valeur pour tout le monde. Ainsi un paléontologue tirera davantage profit de quelques os (pour l’étude de l’âge, de l’alimentation, des maladies) que de l’ivoire. En 2012, la découverte sur l’île d’une pointe de sagaie en corne de rhinocéros a attesté une présence humaine sur la Grande Liakhov. Mais il manque encore beaucoup d’éléments pour en raconter l’histoire.
En attendant, les scientifiques caressent un rêve encore beaucoup plus fou: celui de découvrir, bien au froid dans le pergélisol, un cadavre de mammouth congelé et suffisamment bien conservé (avec ses poils) pour espérer, un jour, faire revivre l’espèce par clonage. Un rêve un peu fou où le géant laineux reprendrait la place des derniers éléphants d’Afrique… Les glaces de la Nouvelle-Sibérie n’auraient alors pas conservé en vain la mémoire des mammouths de la Grande Liakhov.