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Fabrice Jordan, un prêtre taoïste au cœur du Jura vaudois

Il dirige un des plus grands centres taoïstes au cœur du Jura vaudois et vient d’être intronisé prêtre par les plus hautes autorités chinoises du taoïsme. Rencontre avec un médecin passionné par une spiritualité vieille de plus de deux millénaires mais d’une modernité absolue à ses yeux.

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Le prêtre Fabrice Jordan et son maître, Liu Yuan Tong, en pleine démonstration de qi gong dans un pâturage du Jura vaudois

Fabrice Jordan et son maître, Liu Yuan Tong, en pleine démonstration de qi gong dans un pâturage du Jura vaudois. Le médecin FMH également spécialiste en médecine chinoise dirige aujourd’hui le centre Ming Shan de Bullet. Il est aujourd’hui un des maîtres occidentaux les plus reconnus du taoïsme mondial.

Julie de Tribolet

Les maîtres de cérémonie aux habits d’apparat se sont prosternés devant les trois statues géantes représentant les trois immortels de la philosophie taoïste. D’autres vénérables maîtres portant barbichette, tunique bleue et calot noir sur la tête semblent tout droit sortis du «Lotus bleu» de «Tintin». Le public est recueilli, beaucoup de visiteurs qui n’ont pu entrer dans l’enceinte du temple attendent dans la cour extérieure. Les autels sont garnis de fruits, la musique un peu hypnotique d’un orchestre venu de Xi’an se mêle aux relents d’encens qui pénètrent les narines. «Le moment fort du festival, nous confiera Fabrice Jordan, la cérémonie Kai Guang: on découvre les yeux des statues recouvertes d’un voile, un rituel taoïste sacré extraordinaire de consécration qui ne se produit qu’une fois dans la vie d’un temple.» Lui-même sera intronisé prêtre quelques heures plus tard lors d’une autre cérémonie dite de l’ascension du prêtre. On pourrait se croire à Canton ou à Pékin et pourtant nous sommes à Bullet, au-dessus d’Yverdon, au cœur du Jura vaudois, à 1200 mètres d’altitude. 

Les 24, 25 et 26 mai dernier, le centre Ming Shan accueillait le Festival des arts du tao. Les plus grandes autorités spirituelles du taoïsme avaient fait le déplacement de Chine pour l’événement. «La présence de ces maîtres à Bullet, dont le président de la fédération taoïste mondiale, est un honneur immense car, en Chine, il faut parfois attendre des années pour pouvoir les rencontrer», relève celui qui est devenu un des six Occidentaux à accéder au comité de cette fédération.

Le plus important de toute la francophonie


«I have a dream», clamait Martin Luther King; Fabrice Jordan a donné forme au sien, une immense bâtisse à l’architecture contemporaine. Le centre Ming Shan, qu’il a cofondé, dédié aux arts du tao, est le plus grand de toute la francophonie. Qi gong, méditation, psychologie taoïste, cabinet médical de médecine chinoise, stages... Il y a un médecin acupuncteur qui vient d’arriver. Fabrice est lui-même médecin FMH et a longtemps exercé dans son cabinet d’Yverdon, mais la gestion du centre occupe désormais quasiment tout son temps. En pratique, 80% des enseignements se passent en ligne, la pensée taoïste a même sa chaîne YouTube, et ce quinqua au parler fluide et pédagogique est suivi par des milliers de personnes dans toute la francophonie. Astrologie chinoise, «sept effets secondaires de la spiritualité», «de la psychologie à la spiritualité», «dix concepts taoïstes pour une relation amoureuse saine», quelques titres parmi d’autres. Le Vaudois d’adoption a su trouver un ton et une approche moderne pour transmettre un art de vivre, de penser et d’être au monde vieux de 2500 ans. Mais comment un Suisse nourri et élevé dans une pensée occidentale et judéo-chrétienne en est-il arrivé là? Très jeune, Fabrice s’est intéressé au taï-chi après avoir pratiqué le karaté. Il se forme à cet art en le pratiquant six heures par jour, sept jours sur sept, et devient très vite professeur, avant d’entamer des études de médecine à Fribourg et de devenir en même temps père à 22 ans. 

>> Lire aussi: Le tao, quésaco?

Un taoïsme aseptisé en Occident


Pourquoi le taoïsme plutôt que le bouddhisme, souvent plus à la mode? «C’est une pratique, un événement énergétique bien plus qu’une croyance. Le taoïsme est plus sensitif, kinesthésique que mental.» Cet homme de 52 ans aime dans le tao le fait qu’il tente de répondre aux questions fondamentales que les hommes se sont posées de tout temps sur nos origines et le sens de la vie. «Le taoïsme touche à trois niveaux: le cosmos, d’où nous venons, l’observation des lois de la nature et une recherche de l’authenticité sur un plan personnel.»

En Occident, il est souvent réduit à la personne de Lao Tseu (Lao Zi selon la nouvelle orthographe chinoise) et au fameux «Tao Te King» («Dao de Jing»). «Mais il existe un canon formé de 1500 rouleaux, un corpus très vivant qui ne cesse d’ailleurs de s’enrichir par l’entremise d’enseignements reçus médiumniquement par les maîtres», explique-t-il encore dans une vidéo vue plus de 10 000 fois intitulée «Taoïsme, philosophie ou religion?». Il déplore souvent que l’Occident promeuve «un taoïsme un peu castré, aseptisé, axé principalement sur le yin, le oui sacré, alors que le yang, le non sacré, est également très important. Le yin à l’intérieur du yang et le yang indissociable du yin. Le masculin et le féminin à retrouver dans un équilibre harmonieux à l’intérieur de soi. Accepter aussi que l’un des principes puisse dominer à certains moments dans une relation de couple, que l’on soit homme ou femme.» Toute l’idée de la philosophie taoïste tient dans cette image de grossesse spirituelle. «Une couvade», dira-t-il dans une jolie métaphore. «Vivre sa partie féminine dans son corps, pour un homme, fait qu’on ne peut plus considérer la femme comme on le faisait avant et vice versa pour une femme!» assure-t-il. Expérimenter, évoluer en parallèle dans un couple. Tout est mouvement, fluidité dans la philosophie taoïste, l’amour n’échappe pas à la règle. Lui-même est père de quatre enfants. Trois filles de 30, 20, 17 ans et un petit dernier de 14 mois. Avec trois mères différentes. Le flow amoureux a ses secrets.

Fabrice Jordan n’a pas caché son émotion à l’issue de la cérémonie qui l’a intronisé prêtre taoïste, disciple notamment de la 13e génération Min Shen Wujimen. Rituels et apparats font partie de la culture chinoise, il faut les considérer symboliquement, dit encore celui qui ne veut surtout pas être considéré comme un gourou, même si, à l’issue de la cérémonie, ses disciples mettent les genoux à terre pour être «bénis» par lui.

Le 25 mai 2024, Fabrice Jordan a été intronisé prêtre taoïste, entouré de nombreux maîtres qui avaient fait le déplacement depuis la Chine

Le 25 mai dernier, Fabrice Jordan a été intronisé prêtre taoïste, entouré de nombreux maîtres qui avaient fait le déplacement depuis la Chine. Le public a pu assister à un rituel taoïste rare avec l’ouverture des yeux des trois statues des Immortels.

Julie de Tribolet

Garder ses racines
 

Fabrice Jordan se veut un pont entre les deux cultures, même si son maître lui a dit avec humour qu’on oublie très vite un pont traversé. «Nous devons garder nos racines, intégrer le taoïsme à notre propre culture. Les Chinois nous ont dit: «Ne nous copiez pas, n’essayez surtout pas de faire un temple chinois à Bullet.» Le scientifique qu’il reste évoque également l’importance pour toute spiritualité de rester ouverte à la modernité. A Bullet, une technique développée avec l’EPFL+ECAL Lab au terme de trois années de recherche permet aux méditants de vivre une expérience innovante avec un dispositif qui projette des flux visuels et sonores dans l’enceinte du temple. «Une installation immersive pour faciliter la pratique méditative», explique le responsable du lieu.

Son maître à lui, Liu Wan Tong, était bien sûr présent à Bullet lors du festival. Un précepte dit que le hasard n’existe pas. Fabrice Jordan l’a rencontré lors d’un voyage en Chine, en 2007, «pour aller aux sources du taoïsme». Le maître donnait une conférence dans l’enceinte du temple de Wei Bao Shan, dans le Yunnan. «A la fin, il s’est approché de mon interprète et lui a dit: «Dites à ce jeune homme qu’on a une destinée commune!»

Douze ans plus tard, le centre Ming Shan a ouvert ses portes. «Ce n’était pas gagné, se souvient Fabrice. Allez demander à un banquier un prêt pour construire un temple taoïste en Suisse. Vous verrez passer toutes les expressions humaines sur son visage!» Ouvert en octobre 2019, Ming Shan devra malheureusement fermer ses portes en mars 2020, covid oblige. Et accueillera durant deux ans des réfugiés de l’EVAM. 

Le maître de Fabrice – qui ne fait pas ses 60 ans – est venu plusieurs fois en Suisse. Après le festival, son disciple vaudois l’a entraîné dans un restaurant d’alpage, histoire de pratiquer quelques mouvements de qi gong ensemble et de goûter à la fondue. L’homme affiche souvent une mine impassible jusqu’à ce qu’un magnifique sourire la traverse. Il a demandé à la serveuse, étonnée, un peu de vinaigre, bu avant le repas. Un excellent remède pour faire baisser le taux de glycémie, explique-t-il. En Chine, un maître taoïste est tout à la fois astrologue, philosophe et médecin. Le maître de Fabrice Jordan est souvent appelé dans différentes parties de la Chine pour pratiquer une médecine essentiellement à base de talismans. Fabrice en est persuadé, le taoïsme peut apporter beaucoup à l’Occident. «Notamment avec tous ces burn-out qui atterrissent sur nos tables d’acupuncture! C’est une spiritualité intégrative, ajoute-t-il avec conviction. Qui participe à la guérison du monde!»

Le 25 mai 2024, Fabrice Jordan a été intronisé prêtre taoïste, entouré de nombreux maîtres qui avaient fait le déplacement depuis la Chine

Le maître chinois a apprécié la fondue au restaurant d’alpage de la Grandsonnaz-Dessus avec Fabrice et Sarah Blanc, cofondatrice du centre Ming Shan, qui enseigne et pratique la psychologie taoïste.

Julie de Tribolet
Par Patrick Baumann publié le 22 juillet 2024 - 12:29