Il a tracé en quelques traits le visage d’Elise sur le papier. Toujours fascinant de voir un monde surgir d’un coup de crayon et celui de Fabian Menor est d’une beauté de dentelle avec toute une palette de nuances entre les extrêmes du noir et du blanc. Elise, c’est sa grand-mère, et c’est son enfance qui est racontée dans sa première BD, publiée il y a quelques mois. Une petite écolière solitaire, dessinée comme une brindille de paille, frêle et soucieuse, en proie à une institutrice qui utilise brimades et humiliation en guise d’outils pédagogiques, comme c’était souvent le cas dans les années 1950.
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Mais ne pas se fier aux apparences, souvenons-nous de David et Goliath. Le trait de Fabian sait esquisser des fragilités et des forces à contrechamp. Ce premier album a eu les honneurs d’un article dans Libération et L’Humanité, ce n’est pas rien quand on a 23 ans et que son travail de diplôme est publié par une maison d’édition aussi prestigieuse que La Joie de lire. Il est conscient de sa chance mais dit aussi s’être «donné corps et âme pour faire quelque chose de bien». Nous sommes dans l’atelier vaste et poutré du vieux Carouge qu’il partage avec d’autres artistes comme les dessinateurs Wazem et Aloys. On admire avec lui la vue à travers la verrière sur le toit des maisons. Un endroit inspirant.
«Depuis que j’ai tenu un crayon en main, je n’ai jamais arrêté de dessiner», confie ce grand barbu. Comme si dessiner passait presque avant l’acte de respirer. Une urgence vitale, une fonction organique. D’ailleurs, il n’aime pas dessiner avec un ordinateur et une tablette, même si c’est devenu l’arsenal des temps modernes. «J’aime le contact du pinceau sur le papier, la plume qui accroche, il y a quelque chose de sensuel dans le dessin à la main.»
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Fabian évoque cet écolier toujours dans la lune, le meilleur endroit où se réfugier quand on aime dessiner. A tel point que sa maman, qui l’a élevé seule, s’est demandé quel métier allait bien pouvoir faire ce garçon qui avait la tête ailleurs, loin des programmes scolaires. «Mais elle m’a toujours soutenu, sourit-il encore. Il faut dire que mon grand-père Moïse, ouvrier à Sécheron, était aussi un peintre et elle-même a beaucoup dessiné dans sa jeunesse!»
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Il fréquentera l’école primaire de la rue Jacques-Dalphin, celle-là même qui a inspiré Philippe Chappuis, alias Zep, pour l’école de Titeuf; le célèbre dessinateur avait son atelier juste en face. Zep y fera deux apparitions avec tous les gosses autour de lui et le petit Menor, trop intimidé pour l’aborder. C’est au cycle de Pinchat qu’il va oser lui envoyer un message sur son site. «Je souris en le relisant, j’avais écrit en majuscules: «Bonjour M. Philippe…» Et M. Philippe va lui répondre, lui proposer même de passer à son atelier. «C’est génial quand vous avez 12 ans et que la star genevoise de la BD est si facilement atteignable!»
Fabian débarquera chez le père de Titeuf avec ses dessins de Pancho, un oiseau dans la veine de ceux de Lewis Trondheim qui commente même l’actualité dans le journal local de Lancy. «Il m’a donné des conseils de cadrage, toujours à l’écoute, c’était précieux.»
Le jeune homme suivra les traces de son aîné en s’inscrivant aux Arts déco. Section graphisme. «J’ai détesté la première année, à cause du fait qu’on ne travaillait que sur ordinateur, mais aujourd’hui je suis content d’avoir cette formation, elle me permet d’avoir des mandats extérieurs, c’est encore un peu compliqué de vivre de la BD!» Même si, cet après-midi, l’artiste a rendez-vous avec un éditeur pour un projet encore confidentiel: l’adaptation du roman d’un auteur suisse connu. Sortie prévue en 2022.
En 2016, Fabian Menor intègre la première volée de l’Ecole supérieure de bande dessinée et d’illustration cofondée par Zep. Une aubaine. Les écoles privées et payantes restaient pour lui inabordables.
Ah, rejoindre la cohorte des dessinateurs genevois qui ont marqué l'histoire de cet art considéré parfois à tort comme mineur! Il approfondit sa technique narrative et visuelle, expérimente lavis, aquarelles, s’imprègne aussi de ces couleurs vives qui disent le pays de son père, le Mexique, où il passé quelques vacances. Il y a un portrait de Frida Kahlo près de sa table de travail. Elle a influencé son travail comme ont pu le faire Anker, Hodler, sans oublier les basiques de la BD: Tintin, Astérix, Garfield, Gotlieb, Bretécher et bien sûr Titeuf.
Ça tombe bien, Zep est dans le jury chargé d’évaluer son travail de diplôme. La directrice des Editions La Joie de lire aussi. Elle l’appellera dans la foulée pour lui faire part de son intérêt pour sa BD, tout en précisant qu’il va falloir encore bosser pour la rendre publiable.
Zep raconte la naissance de son Titeuf
Fabian va se mettre au boulot durant cinq mois, à raison de deux planches par jour, avec l’équipe éditoriale. Ses journées de toute façon sont ponctuées par le dessin. Lui qui déteste l’armée effectue son service civil à Meyrin dans des ateliers pour enfants, à qui il aime transmettre sa passion. Ce garçon calme et mature préfère souvent envoyer un petit croquis à ses proches plutôt qu’un texto. Le silence est d’or, dit-on,la parole d’argent, mais le dessin est un diamant.
Elise a aussi obtenu un prix décerné par la célèbre marque Caran d’Ache sous la forme d’une boîte de 80 crayons de couleur. Un moment particulièrement émouvant pour le Genevois puisque sa grand-mère de 80 ans était présente lors de la cérémonie, ivre de fierté. Elle, dont l’histoire dessinée par son petit-fils débutait par un crayon vert oublié en classe qui lui valut d’être humiliée devant tous les élèves.
Fabian Menor en est persuadé: la bande dessinée, au-delà de l’esthétique, doit refléter l’univers de son créateur pour toucher le public. «Si tu es sincère, ça marche. L’histoire d’Elise, c’est aussi la mienne!» Dessiner avec ses tripes, c’est le secret.
>> «Elise», Fabian Menor, Ed. La Joie de lire, 104 pages.
>> Fabien Menor sera co-commissaire avec Audrey Ramos Hinostroza et Melchior Best d’une exposition en préparation à la Galerie Papiers Gras à Genève sur la nouvelle génération sortie des écoles ou encore à la HEAD.