Dès les premières notes du Concerto pour violoncelle et orchestre du compositeur genevois Frank Martin domine un sentiment de tristesse et de solitude. L’interprétation d’Estelle Revaz est le poignant reflet de ce que les acteurs de la scène culturelle ressentent. L’enregistrement de ce disque, réalisé l’été dernier avec l’Orchestre de chambre de Genève, le quatrième de la concertiste romande de 31 ans, a pris des allures de course d’obstacles. Impossible en pleine pandémie, alors que tout se figeait, de répéter normalement. «J’ai dû beaucoup travailler à distance, sur la base d’un fichier MP3 et d’une réduction orchestrale jouée au piano, sans pouvoir interagir comme je le fais habituellement.»
Par la suite, obtenir les autorisations afin de réunir les musiciens dans les normes sanitaires requises a nécessité des semaines de téléphones et de négociations. En parallèle, Estelle étudiait afin de «monter en puissance» pour le jour J. «Je bossais mon instrument six heures par jour, à pleine puissance; au-delà, je risquais de me blesser, le dos, le bras et les doigts, les articulations.» Une préparation d’athlète de haut niveau. «Quand Lara Gut explique qu’il a fallu remettre trois fois le départ d’une course à cause de la météo, ça me parle. J’aime regarder les JO, parce que je sais ce à quoi il a fallu renoncer pour y arriver.» Des séances d’hypnose lui permettent d’évacuer les émotions négatives et sa physio n’est jamais loin quand ça fait trop mal. «Une nuit de sommeil ne permet pas toujours de récupérer, les courbatures devenaient des contractures.» Sans parler des aspects techniques: comment enregistrer un orchestre classique en respectant les 2 mètres de distanciation en vigueur? C’est aussi cela, en ce moment, la culture: un exercice d’adaptation permanent.
«Je n’aime pas le mot sacrifice. J’ai fait le choix de la musique, un choix total. C’est aussi le dépassement de soi qui m’anime.» Après les prises de son du CD, réalisées en deux jours et demi, d’autres défis l’attendaient. Estelle Revaz est appelée sur tous les fronts pour défendre les acteurs indépendants du domaine culturel. «La situation est dramatique.» Une véritable mission pour celle qui est devenue l’une des figures de proue d’un secteur sinistré. Pour elle, tout démarre en mars par un coup de fil dans l’avion qui la ramène en Suisse. On l’informe de l’annulation des deux derniers concerts de sa tournée. «Par la suite, j’écoutais les annonces du Conseil fédéral, sidérée. Il n’était jamais question ni de culture ni des acteurs culturels, alors que la musique et tous les arts devenaient essentiels dans les foyers à l’heure du confinement. On s’était tout de suite demandé: comment contribuer à aider la société?» Le réflexe est altruiste mais, au fil des semaines, il est question de survie. La sienne et celle de ses collègues.
L’arrêt brutal de son activité, l’impossibilité de gagner sa vie, l’interdiction de se produire, Estelle Revaz les a ressentis dans sa chair. «Les dates tombaient les unes après les autres, tout partait en fumée, comme ma tournée au Canada et avec elle quatre ans d’efforts. Je pleurais beaucoup. Ça me transperçait l’âme. C’était physique. J’avais le sentiment d’être méprisée, insultée, mise de côté par la société. Le violoncelle, c’est moi. Je me suis sentie niée dans mon identité.»
Mais Estelle Revaz est têtue. Chez elle, l’instinct de survie est un trait dominant. A 14 ans et demi, à Paris, alors que sa famille retourne vivre en Suisse à la fin des recherches en littérature de son père, elle décide de rester seule, dans une chambre de bonne, où elle étudie le violoncelle et passe un bac scientifique. Pourquoi ce bel instrument à cordes qu’elle trimballe partout, 7 kilos sur le dos, étui compris? «Ma mère était cantatrice, mezzo-soprano. Dans son ventre, j’écoutais déjà sa voix, basse, assez proche de la tessiture du violoncelle.» A 4 ans, elle est au piano, l’année suivante, elle assiste à une présentation d’instruments à Sion. «Une petite fille jouait du violoncelle, je me suis peut-être identifiée à elle.»
Sa sensibilité exacerbée, elle l’exprime depuis toujours. «A 3 ans, mes parents m’ont emmenée voir La Tosca à l’opéra de Lausanne. A la mort de Mario, l’amant, je me suis mise à pleurer, croyant qu’il perdait vraiment la vie. Il a fallu me sortir pour me consoler.» A 15 ans, romantique échevelée, elle travaille le Concerto de Schumann. «Je m’identifiais à 100% au compositeur, j’intériorisais la folie et la mort.» Aujourd’hui, elle sait aussi garder les pieds sur terre lorsqu’il s’agit de défendre une cause qui touche des centaines, voire des milliers de salariés. «Dans le secteur culturel, on ne brûle pas des voitures, on ne dépose pas de cercueil devant le Palais fédéral. On se replie sur nous-mêmes et on disparaît en silence», souligne-t-elle. Mais alors, qu’est-ce qui coince? «C’est un problème systémique. Les mécanismes fonctionnent bien par beau temps, mais tout est trop compliqué en temps de crise. Mon impression, peut-être fausse, est que les pouvoirs jouent la montre, qu’ils se renvoient la balle. Les offices fédéraux se rejettent les responsabilités. Les cantons déclarent que le problème est fédéral et, au niveau fédéral, ils disent qu’il est cantonal, sans parler des ego, qui bloquent le processus alors que l’on devrait pouvoir trouver des solutions d'urgence pragmatiques.» Parfois, il est trop tard. «Certains collègues sombrent dans de profondes dépressions, d’autres ont mis fin à leurs jours.» Suicide, le mot est lâché, relayé par le ténor allemand Jonas Kaufmann, à Madrid, où les salles de concert restent ouvertes. Estelle Revaz ajoute: «On a demandé à des musiciens d’hypothéquer leur maison, de vendre leur voiture. Je suis jeune et célibataire, mais comment font ceux qui ont une famille à charge?»
Archet en main, elle est partie au contact des politiques. Elle les interpelle, les appelle, leur écrit, les rencontre, leur explique et convainc, sans une once d’agressivité. «J’ai commencé par Isabelle Chassot, «Madame Culture» de la Confédération, puis j’ai écrit à Alain Berset.» Germe alors l’idée d’un collectif et d’un manifeste. «On a travaillé vingt heures sur vingt-quatre. La première signature d’importance a été celle de Daniel Rossellat; Micheline Calmy-Rey et Pascal Couchepin ont suivi.» Il y en a plus de 1000 aujourd’hui. «Il a fallu envoyer le manifeste signé par e-mail à chacun des parlementaires avant de les appeler un par un. Je leur parlais alors de notre vraie vie.» Et la sienne, au fait? «Je n’ai perçu mes premières indemnités – 60% d’un revenu en temps normal – qu’au mois de septembre. Soit six mois après le début de la crise. Depuis, je n’ai plus rien touché.» En décembre, elle a adressé une lettre ouverte à Simonetta Sommaruga, elle-même pianiste avant d’accéder à la tête du Département fédéral de justice et police. «En proposant d’interdire les activités culturelles, vous rendez les artistes entièrement dépendants des aides publiques, qui ne sont hélas pas adaptées aux spécificités du terrain ni aux besoins immédiats.» La missive est restée sans réponse.
Le mois dernier, la violoncelliste a fait face à Guy Parmelin sur le plateau d’Infrarouge. «Ma propriétaire me fait grâce du loyer, mes parents me nourrissent souvent et, parfois, des amis me glissent une enveloppe dans ma boîte aux lettres», lui dit-elle, désarmante de sincérité, sa meilleure arme, la gorge nouée par l’émotion. L’échange s’est poursuivi en coulisses. Vingt minutes avec monsieur le président. «Il était sensible et très intelligent», assure la jeune femme. Mais son réel espoir, elle le place dans les mains des parlementaires, les Romands notamment. «Ils tirent tous à la même corde, Céline Amaudruz comme Christian Lüscher, Marianne Maret ou Samuel Bendahan.» Elle a appris à connaître Simone de Montmollin, Pierre-Yves Maillard et Benjamin Roduit.
Dans le sérail, on a saisi son potentiel. «Trois partis m’ont demandé de les rejoindre. J’ai décliné. Je veux bien m’engager pour une cause, mais je reste musicienne.» Estelle Revaz sait qu’il va falloir se relever dans un champ de ruines. Jeudi dernier, elle est partie à Paris, un cinquième album en ligne de mire. Au menu: Ginastera, Schumann, de Falla ou Janáček. Elle pourrait dire, à l’instar de Frank Martin, dont la réflexion est mise en exergue dans le livret de son CD Journey to Geneva: «Si ce n’est pas nécessairement la «paix et la consolation» que l’artiste doit donner aux autres hommes, ce devrait être en tout cas cette libération que produit en nous la beauté.» Et la guerrière du violoncelle de conclure: «On ne va pas mourir sans se battre!» Pour ça, on peut compter sur elle.
«Il faut alléger le dispositif!»
Les trois parlementaires romands venus à la rencontre d’Estelle Revaz, Simone de Montmollin, Pierre-Yves Maillard et Benjamin Roduit, font le point de la situation.
Mais pourquoi tant de retards depuis dix mois, tant d’oubliés? «Les dédommagements sont difficiles à obtenir pour ceux qui sont à la fois indépendants et salariés, par exemple. Le plus souvent, ce sont de petits indépendants, sans inscription au Registre du commerce pour un pourcentage de l’activité et avec un statut d’employé pour le reste. La proportion de leur revenu dans chacune de ces catégories peut varier d’une année à l’autre. La relative complexité de leur situation en fait des cas à part, pouvant faire intervenir différents types d’aides. Cela va entraîner des vérifications, source de délais supplémentaires et de retards. De plus, la réactivité des cantons dépend de leurs moyens et du nombre de dossiers à gérer: il existe une grande disparité, source d’incertitude et d’inégalité.» Dès lors, que faut-il faire? «Il faut les considérer comme des cas de rigueur, leur accorder une avance sur la base de critères simplifiés mais stricts (dernière déclaration fiscale, par exemple), ce qui leur permettrait d’assumer leurs dépenses courantes le temps que les procédures puissent être menées à bien. Notre perfectionnisme helvétique ne doit pas être un obstacle à l’urgence!»
Enfin, qu’a-t-il manqué au niveau fédéral et que faut-il mettre en place? «Chaque département a travaillé d’arrache-pied, mais sans vraie coordination. D’autre part, il aurait sans doute fallu anticiper le besoin d’aides directes avant les décisions de fermeture. Certains cas échappent au système. Ces petits indépendants doivent pouvoir continuer à travailler pour rester à la pointe malgré le fait qu’ils n’ont plus aucune possibilité de revenus ni de perspectives de contrats. Il faut reconnaître cette réalité et alléger le dispositif.»