Elle a dit ce qu’elle avait à dire et maintenant elle se tait. L’abcès est crevé. La tourmente est passée pour elle, pour son jumeau et pour leurs enfants. Camille Kouchner a, le 7 janvier, lâché sa bombe lors de la dernière rentrée littéraire avec «La familia grande». Avec une qualité de plume rarissime, digne des plus grands écrivains, la fille de Bernard Kouchner a percé la poche de pus qui rongeait ses poumons depuis l’adolescence. Car même si ce n’est pas elle la victime d’abus sexuels, même si c’est son jumeau, elle savait. Lorsqu’ils avaient 14 ans, il s’est confié à elle.
Et elle s’est tue parce qu’il le lui avait demandé: «Respecte ce secret. Je lui ai promis (à Olivier Duhamel son beau-père, ndlr), alors tu promets. Si tu parles, je meurs. J’ai trop honte. Aide-moi à lui dire non, s’il te plaît.» Alors elle s’est tue pour protéger sa mère, son monstrueux beau-père qu’elle aimait tant, pour préserver ce qu’elle pensait être un équilibre familial. Se sont ensuivies des embolies pulmonaires, des pertes de poids, «38 kilos et les artères bouchées». Elle ne peut plus respirer. Finalement, après le décès de sa mère, qui avait balayé cette vérité de la main en accusant ses enfants de vouloir lui prendre son mari, et avec le consentement de son frère, elle écrit «La familia grande».
Elle confie que même si la parole aide, cela reste encore difficile: «C’est le propre de l’inceste. [...] C’est quelque chose de particulier parce que c’est fait par les gens qui nous ont élevés, par les gens qu’on aime.» Comme nous le confirme le psychiatre Serge Tisseron, auteur notamment de trois ouvrages sur les secrets de famille: «Parler d’un secret ne libère personne de ses chaînes, mais une fois qu’il est dit, on peut décider de vivre comme avant ou de changer. En fait, dire permet de libérer ceux qui le souhaitent. C’est bien d’être gardien d’un secret, mais c’est terrible d’en être prisonnier. Le livre de Camille Kouchner me paraît d’utilité publique pour tous ceux et celles qui ne veulent plus vivre avec un tel fardeau.»
Mazarine Pingeot
Michel-Ange
Et lorsqu’on lui demande s’il ne vaut pas mieux se taire et ensevelir le secret sous le poids du silence, Serge Tisseron ajoute: «Je dirais qu’il y a de bons et de mauvais secrets. Les bons sont ceux sans ambivalence et les mauvais ceux qui nous prennent la tête. Les secrets, il faut les dire dès que l’on se décide à parler. Mais il faut se familiariser avec les mots que l’on veut utiliser pour les verbaliser au mieux. Dans le cas de Camille Kouchner et de son jumeau, les enfants se sont sentis obligés de garder le secret parce qu’ils n’avaient que 14 ans et que l’adulte leur a demandé de se taire. Il y a donc une certaine fidélité par rapport à leurs parents.»
Mais les secrets ne se cantonnent pas à des actes d’inceste. Selon l’écrivain Alexandre Jardin, toutes les familles ont des secrets: «Partout, il y a un indicible qui traîne. Parfois, il n’est d’aucun poids sur les épaules de la descendance et parfois, lorsqu’il sort, il crée d’énormes ruptures. Parce que cela devient grave quand c’est dit.» Alexandre Jardin sait de quoi il parle puisque dans «Des gens très bien», sorti en 2011, il offre en pâture au grand public la honte, le secret qui a miné toute sa famille depuis 1940. Son grand-père, Jean Jardin, qui a fini sa vie en Suisse, à La Tour-de-Peilz (VD), a été directeur de cabinet de Pierre Laval, sous le régime de Vichy. Il est l’homme qui, pour parler clairement, a commandité la rafle du Vél’ d’Hiv’, mais pas que: «Il a pris des décisions atroces et a continué à vivre après la guerre une belle vie au bord du lac. En 1941, il était chef de cabinet du ministre des Finances. C’est à lui que l’on doit la création d’une administration des biens juifs. La confiscation de leurs maisons, de leurs entreprises au profit de l’Etat français. Il s’est mis à «l’aryanisation» début 1942. Il était au cœur du pouvoir et pas du tout l’homme dans la tourmente et victime du système dont papa parle dans son livre «Le nain jaune». J’en ai eu la preuve à la sortie de mon livre «Des gens très bien». J’ai reçu un paquet en provenance d’Allemagne avec des copies d’archives qui contenaient des ordres donnés par mon grand-père. Quoi qu’on en dise, sur le bureau de mon grand-père, il y avait, jusqu’à sa mort en 1976, le portrait de Laval et celui de Pétain. Finalement, je pense qu’il y a plein de secrets de famille qui sont montrés de façon honorable et qui sont en fait glaçants. Tout le monde le sait, mais c’est enrobé dans un discours respectable. Regardez Gabriel Matzneff, il enrobait sa pédophilie dans un discours sur l’Antiquité, le raffinement extraordinaire de la beauté de la jeunesse. Il a toujours été un auteur confidentiel et, bizarrement, il ne devient célèbre que dans l’horreur.»
Et l’on en revient au cas de «La familia grande» et de Camille Kouchner. Le Tout-Paris intellectuel connaissait les agissements d’Oliver Duhamel, mais préférait les mettre sous le tapis ou les enrober de papier de soie, pour les rendre plus supportables. Seulement voilà, c’est oublier les victimes. Dans le cas d’Alexandre Jardin, la liste est longue. Emmanuel, le frère aîné d’Alexandre, ainsi que Simon Jardin, son oncle paternel, se sont suicidés. Des secrets trop lourds à porter. Quant à Alexandre et à son père, ils se sont lancés dans l’écriture. Pascal Jardin a pondu 100 scénarios, ce qui est une somme sachant qu’il a été terrassé par un cancer à 46 ans. Alexandre, lui, confesse avoir «écrit des romans à l’eau de rose dans lesquels je masquais la réalité. Je m’inventais une jolie vie, totalement irréelle car il m’était impossible de regarder la réalité en face. Je sentais confusément qu’il y avait un danger. J’en suis sorti avec un très long travail de thérapie. Il y a un moment où il faut ouvrir le capot quand on se rend compte que le récit familial que l’on a avalé est complètement taré. Mais la prise de conscience ne se fait pas d’un coup. On fait des allers-retours entre la lucidité et l’irréel. Cela n’est pas linéaire. Et la folie, le mal-être se transmettent de génération en génération. Mais il faut que ça sorte, même si le prix à payer est énorme.»
Françoise Giroud
Jean-Marie Périer
Le roi Albert II de Belgique
Un autre cas de secret, beaucoup moins spectaculaire que celui d’Alexandre Jardin, c’est celui de l’enfant illégitime, qui pressent que son père n’est pas son père, mais qui ne peut commencer à vivre, à se réaliser qu’à partir du moment où le voile est levé. Marie-José Lacasa, psychothérapeute et thérapeute de famille à Genève, a beaucoup travaillé sur le sujet. Elle nous raconte le cas d’une jeune fille qui a voulu mettre fin à ses jours parce qu’elle avait des relations houleuses avec sa mère. Mais ce que cette jeune femme ignore, c’est qu’elle n’est pas la fille de son père. Pour la thérapeute, «un secret de famille est comme une écharde éternelle. Pour certains, la loi du silence vaut mieux que tout. On peut nier la réalité en croyant maintenir l’équilibre de la famille, mais c’est un mythe, car ce qui n’est pas dit avec des mots se transmet de génération en génération.» Et d’ajouter: «Plus le secret est révélé tôt, plus on a le temps de se reconstruire et de prendre de bonnes décisions. D’une manière ou d’une autre, l’inconscient entend quand le secret n’est pas dit et on va donc chercher à le percer, même si on doit se mettre en danger.»
C’est le cas de Philippe Grimbert, écrivain et psychanalyste français. Dans son récit «Un secret», il raconte qu’à 15 ans, à la suite d’une violente bagarre dans laquelle il s’est jeté sans réfléchir et qui, physiquement, lui a coûté cher, il apprend que ses parents sont juifs mais aussi qu’ils étaient beau-frère et belle-sœur avant de se marier et enfin et surtout qu’il avait un demi-frère, mort à Auschwitz. Un demi-frère dont le fantôme ne cessait de le hanter alors qu’il ignorait jusqu’à son existence. Il était devenu une sorte d’ami imaginaire.
Délesté de ce poids invisible qui pesait sur ses épaules, Grimbert est devenu psychanalyste et travaille beaucoup sur les choses tues. Il confiait d’ailleurs à Télérama lors de la sortie de son livre, en 2004, que «le secret ne l’est jamais vraiment, il transpire physiquement. L’individu berné peut en venir à développer une pathologie. Ça semble énorme, mais il est possible de faire de l’asthme lorsqu’on a eu quelqu’un de sa famille gazé à Auschwitz.» Effectivement, c’est énorme, mais l’inconscient a toujours été plus fort que le conscient. Même la psychanalyse, à ses débuts, l’avait perçu.
Alexandre Jardin conclut: «En fait, il faut parier sur la vie. Toujours. C’est ce que l’on a de plus intelligent à faire. Révéler l’inaudible, ça secoue beaucoup mais c’est quand même mieux après.»
Histoires de secrets
Voici sept livres, films ou séries sur des secrets bien gardés.
Un livre: «Un secret»
Récit: quête d’identité
Toute son enfance, le narrateur s’invente un frère aîné imaginaire. Jusqu’au jour de ses 15 ans, lorsqu’il apprend qu’il avait un demi-frère décédé à Auschwitz. En même temps, il découvre que ses parents ont toujours caché, pour ne pas dire renié, leur identité juive. Comment fait-on pour digérer tout cela? Un beau livre qui parle de quête identitaire et de pardon.
>> «Un secret», de Philippe Grimbert, Ed. Poche
Biographie: la vie détaillée de Michel-Ange
Il perd sa mère à 6 ans, devient un artiste hors pair acclamé par tous au fil des ans et des siècles. Cependant, il passera toute son existence à cacher sa vie intime, sa sexualité, derrière des accès de colère monumentaux et un talent quasi divin.
>> «La vie ardente de Michel-Ange», d’Irving Stone, Ed. Plon
Un livre: «Secrets de famille, mode d'emploi»
Psycho: essai sur l’importance de dévoiler les secrets qui nous rongent
Qu’est-ce qu’un secret de famille? Comment ce dernier peut-il créer le malaise sur plusieurs générations, entraîner des suicides, des troubles du comportement? Serge Tisseron donne des pistes pour que ces verrues du passé n’influencent plus la destinée des descendants.
>> «Secrets de famille, mode d’emploi», Serge Tisseron, PUF
Récit: quand le grand-père est collabo
Alexandre Jardin décide, avec ce livre, de montrer la personnalité atroce de son grand-père et comment les actions de ce disciple de Laval ont empoisonné au fil des ans toute sa famille et sa descendance.
>> «Des gens très bien», d’Alexandre Jardin, Ed. Poche
Cinéma danois: règlement de comptes familial
Adapté d’une pièce de théâtre, ce huis clos familial montre un repas de famille à l’occasion du 60e anniversaire du chef de la maison. Profitant d’un discours, le fils aîné va révéler de monstrueux secrets et pourquoi sa sœur jumelle est morte.
>> «Festen», de Thomas Vinterberg,avec Ulrich Thomsen et Henning Moritzen, 1998
Un film: «Secrets et mensonges»
Cinéma anglais: à la découverte de ses racines
Hortense, jeune femme noire adoptée, veut rencontrer sa mère biologique. Or celle-ci s’avère être une ouvrière blanche vivant dans un quartier populaire et ayant une fille plus jeune qu’Hortense. L’arrivée de cette dernière va bouleverser un équilibre familial déjà branlant et dévoiler des secrets que tout le monde préférait ignorer.
>> «Secrets et mensonges», de Mike Leigh, avec Brenda Blethyn et Marianne Jean-Baptiste
Cinéma iranien: le poids des actes passés
Ahmad, Iranien, arrive à Paris pour finaliser son divorce avec Marie, une Française dont il est séparé depuis quatre ans. Lors de son séjour, il tente d’apaiser les relations conflictuelles de Marie avec l’une de ses filles. Les tensions se relâcheront lorsque le voile du passé sera déchiré et les secrets enfin énoncés.
>> «Le passé», d’Asghar Farhadi, avec Bérénice Bejo et Tahar Rahim, 2013