«Enregistreurs audio, caméras à vision infrarouge, caméra thermique, appareils pour mesurer le champ électromagnétique…» Amandine énumère l’imposant matériel que l’équipe du GSRP, le Groupe suisse de recherches en paranormal, emporte dès qu’elle part «en enquête sur le terrain». Au sein de cette association romande créée en 2010, ils sont huit, et bientôt dix, bénévoles à «faire de la recherche sur tout ce qui concerne les phénomènes de hantise», résume Amandine, qui ne donne jamais son nom de famille, pour éviter les gêneurs. La chasse aux fantômes déchaîne trop de passions… Mais elle exècre cette formule, préférant parler d’enquête sur des phénomènes paranormaux.
«Il y a aujourd’hui énormément d’associations dans le monde qui font uniquement du show: dès qu’un truc clignote, c’est un fantôme! Alors que nous faisons de la recherche scientifique, insiste-t-elle. D’ailleurs, sur une enquête, il y a 99,9% de chances pour qu’il n’y ait rien d’inexplicable, et que la cause reste liée à l’environnement. Le bois qui craque dans une maison peut ainsi être dû à son âge, et des lumières s’allumant subitement la conséquence d’un système électrique défectueux… Quand nous annonçons aux personnes qui nous ont contactés pour une enquête que nous n’avons rien trouvé, la plupart sont rassurées. Mais parfois, elles ne l’acceptent pas. Malgré toutes les preuves apportées, elles sont persuadées d’avoir quelqu’un chez elles. Nous ne sommes pas psychologues…»
Et soudain, les spectres semblent omniprésents… tout comme ceux qui y croient. Selon un sondage de 2019 réalisé chez nos voisins par YouGov France, un quart de la population affirme même avoir déjà vécu une expérience paranormale, et 32% déclarent croire aux esprits. Chez les 18-25 ans, le chiffre grimpe à 43%. Avec une explosion «de groupes de chasseurs de fantômes» qui se créent chaque jour, souvent sur YouTube, par des jeunes qui se disent: «On va faire comme dans les émissions télé», observe Amandine.
Mais de vénérables institutions médiatiques se penchent également sur le phénomène, à l’instar du New York Times, qui publiait récemment un article intitulé «Confiné avec un fantôme? C’est flippant», une série de témoignages d’Américains racontant avoir subi des «colocataires spectraux». Comme ce couple d’informaticiens de Los Angeles saisi d’effroi après avoir entendu une poignée de porte «cliqueter si fort qu’on pouvait l’entendre à l’autre bout de l’appartement» et vu le store d’une fenêtre pourtant fermée «trembler intensément». Un phénomène typique de «poltergeist», en jargon paranormal…
Dans l’article également, le témoignage de Patrick Hinds, animateur réputé du podcast «True Crime Obsessed», confiant être tombé nez à nez, de nuit, avec «un homme blanc d’une cinquantaine d’années, vêtu d’un uniforme militaire et d’une casquette usée de la Seconde Guerre mondiale, assis à la table de la cuisine», alors qu’il était confiné dans «un cottage adorable» du Massachusetts, loué sur Airbnb. Conclusion du quotidien: «Si vous acceptez la prémisse que les fantômes sont réels, il va de soi qu’une certaine tension pourrait naturellement en résulter une fois que leurs colocataires de chair et d’os commencent à passer beaucoup, beaucoup plus de temps avec eux, à la maison.»
Amandine, elle, s’est intéressée au paranormal à la suite du décès de son grand-père: «J’ai vécu quelque chose, et j’ai voulu avoir une réponse claire. Je ne l’ai toujours pas», confie-t-elle. Plutôt que des fantômes, elle préfère évoquer «une énergie». Et confirme que ceux qui s’accrochent à l’idée d’une présence sont souvent «des personnes isolées, vivant un peu recluses; c’est alors une façon d’avoir quelqu’un qui rend visite». Pas étonnant, en cette période de restrictions déshumanisantes, que des compagnies chimériques interpellent si fort…
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Mais ce sont surtout les morts actuels qui risquent de nous hanter, prévient l’anthropologue, paléontologue et médecin légiste Philippe Charlier, qui publie un essai passionnant: Autopsie des fantômes. Une histoire du surnaturel (Ed. Tallandier). «La catastrophe de Fukushima, dont on commémore aujourd’hui le drame, avait déjà suscité une épidémie de fantômes, que l’on appelle les yurei. Des cabines téléphoniques ont même été installées afin que les familles parlent à leurs défunts, pour combler le manque. J’ai aussi rencontré un moine zen qui essayait d’apaiser la peine des vivants en faisant des séances d’exorcisme, parce que certains ayant travaillé dans les décombres étaient pénétrés par les yurei, parfois plusieurs à la fois. Tout ceci pour rappeler que ce phénomène n’est pas propre à l’Occident. Mais le traumatisme actuel, en Europe notamment, outre l’importante vague de mortalité et sa comptabilité quotidienne, macabre, est le fait que beaucoup n’ont pas pu assister aux funérailles. Or, pour accepter l’idée de la mort, les rituels funéraires sont essentiels…»
Parmi ses nombreuses activités scientifiques, Philippe Charlier autopsie les morts illustres. C’est lui qui a révélé que les restes de Jeanne d’Arc, conservés en France, appartenaient en réalité à une momie égyptienne, et confirmé que Hitler était mort en 1945, après authentification de ses dents à Moscou. Quand on lui parle, il s’apprête à aller ouvrir la tombe de Napoléon, à Sainte-Hélène… Surtout, cet anthropologue interroge inlassablement notre rapport aux morts, sous toutes ses formes: rituelles, historiques… jusqu’à leurs apparitions fantomatiques.
«On entretient une perméabilité entre le monde des vivants et celui des morts depuis toujours, rappelle-t-il. Qu’il s’agisse des lettres aux défunts écrites dans l’antiquité pharaonique, des sanctuaires qui permettaient, dans l’Antiquité grecque, de s’entretenir avec eux par des subterfuges plus ou moins artificiels ou des saturnales de l’époque romaine, lorsque les morts revenaient pendant une journée. Et les histoires de fantômes ponctuent également l’Antiquité, le Moyen Age et de nombreuses civilisations extra-européennes.» Dans son essai, il s’attarde surtout sur l’âge d’or de la spectralité: le XIXe siècle. Une époque où le spiritisme enflamme la société, à travers de grands shows médiumniques, notamment dans les salons bourgeois, où les esprits font voler les tables ou parlent à travers des femmes si possédées qu’elles se dévêtent, permettant aux hommes de se rincer l’œil. Parfois même de toucher un sein, une cuisse, un sexe, au prétexte d’un contact avec l’entité.
Alors que l’intelligentsia se toque de fantômes, d’Henri Bergson à William James, les scientifiques entrent à leur tour dans la ronde, à l’instar de l’astronome Camille Flammarion ou du grand naturaliste William Crookes. «A cette époque, la science commence à s’emparer de tous les sujets, poursuit Philippe Charlier. Mais un domaine lui échappe: la mort. Et si elle est d’abord tenue à l’écart du spiritisme et que l’on s’en tient à l’humain comme médium, les spirites vont vite faire appel à elle pour prouver que ce qu’ils font est vrai, reproductible, sérieux… On se met à utiliser la mesure des températures, on tente de capter des sons de l’au-delà, toutes les nouvelles technologies, du cinéma à la photographie, sont utilisées.»
D’ailleurs, même Thomas Edison, inventeur de l’ampoule électrique et du phonographe, apporte sa contribution en créant le «nécrographe»: une machine destinée à communiquer avec les fantômes. Les débuts de l’attirail des chasseurs de fantômes contemporains… Car si les pratiques spirites ont périclité au XXe siècle, elles font leur grand retour, non plus au travers de salons secrets, mais plutôt sur TikTok ou dans des émissions dédiées dans des podcasts, comme In Tenebris, qui «revient sur un fait réel troublant» au travers d’experts. La spectralité est même devenue omniprésente, selon le philosophe Kévin Cappelli, qui vient de publier L’avènement des fantômes (Ed. Apogée). La preuve? «On peut avoir des CD de Leonard Cohen ou de Johnny Hallyday alors qu’ils sont morts», souligne-t-il. Mais, surtout, la technologie médiatique est fiévreusement productrice de fantômes, analyse-t-il, et ce sont nous, à travers nos apéros Zoom confinés par exemple, qui devenons des apparitions les uns aux autres.
Fascinant, à l’heure où la Silicon Valley planche intensément sur les moyens de télécharger l’esprit sur disque dur pour atteindre l’éternité et continuer ainsi de communiquer avec les vivants. Au Joyeux cimetière Săpânța, en Roumanie, on enterre d’ailleurs déjà les morts avec une tablette, «qui leur permet d’entretenir une sorte de virtualité de vie», raconte Philippe Charlier. Puisque, comme il le rappelle dans son essai, les fantômes ne font que nous délivrer un discours humain, à commencer par l’incapacité à entendre le silence absolu de la mort…
QUAND LES FANTÔMES FONT DE L'ART
Durant l'âge d'or du spiritisme, au XIXe siècle, l'art médiumnique devint un courant prolifique dont raffole la bourgeoisie. Productions plastiques, littéraires, musicales... les esprits inspirent les humains. Mieux, ils leur dictent carrément leurs oeuvres.
QUAND LES ESPRITS FONT LEUR CINÉMA
Gentils, malveillants, touchants, les fantômes semblent être un thème éternel au cinéma. Inventaire de quelques films qui ont marqué leur époque.