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Interview

Eric Vigié revient sur 20 ans de carrière à la tête de l’Opéra de Lausanne

Le directeur de l’Opéra de Lausanne quittera l’institution lyrique en juin 2024. Durant deux décennies, il aura fait face à cinq ans de nomadisme pour cause de travaux et à deux ans de pandémie. L’occasion de revenir sur une trajectoire hors norme.

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Eric Vigié

«Je n’éprouve pas le besoin de laisser un héritage», Eric Vigié.

Alberto Venzago

Vingt ans. Eric Vigié aura passé vingt ans à diriger l’Opéra de Lausanne. Une sacrée tranche de vie, même si l’intéressé souligne que, pendant cinq ans, il a dû diriger un opéra nomade et organiser des saisons hors les murs pour cause de travaux et que, deux années durant, la pandémie a mis la vie culturelle entre parenthèses.

Né en 1962, Eric Vigié a plusieurs cordes à son arc. Plusieurs arcs aussi. S’il a étudié le cor, le chant, la musique de chambre et l’orchestre au Conservatoire de Nice, il fait le choix en 1981 de se consacrer à la mise en scène en suivant des master class à la Southeastern Massachusetts University avec Boris Goldovsky. L’année suivante, alors qu’il n’est âgé que de 20 ans, il devient le deuxième assistant de Gian Carlo Menotti au Festival de Spoleto et à l’Opéra de Paris.

En 1983, l’Opéra de Nice l’engage comme assistant et metteur en scène. Il y restera dix ans, se formant également à la réalisation de décors et de costumes. En 1997, il est nommé administrateur artistique du Teatro Real à Madrid lors de sa réouverture, puis, d’octobre 2002 à avril 2004, il devient le premier directeur artistique étranger à diriger un des 12 théâtres nationaux italiens, le Teatro Verdi de Trieste. Enfin, le 1er juin 2005, on lui donne les rênes de l’Opéra de Lausanne. 

Faire la liste des succès qui ont emporté le public, tous les publics, durant sa gouvernance serait trop long. Mentionnons néanmoins la création en première mondiale de l’opéra Davel, en l’honneur du 300e anniversaire de la mort du héros vaudois, présenté fin janvier 2023. Une sorte d’hommage rendu à cette terre d’élection qu’Eric Vigié occupe, sans se l’approprier, depuis deux décennies. L’an prochain, en juin 2024, le directeur quittera l’institution lyrique lausannoise et passera le flambeau à Claude Cortese. L’occasion de revenir sur une trajectoire hors norme.

- Comment passe-t-on du métier de metteur en scène à celui de directeur d’une institution comme l’Opéra de Lausanne?
- Eric Vigié:
Par un long apprentissage! J’ai travaillé durant dix ans à l’Opéra de Nice, au début de ma carrière, où j’étais assistant à la mise en scène et metteur en scène maison pour diverses reprises et projets de troupe. Dans les années 1980, c’était l’une des maisons lyriques françaises les plus qualitatives et ambitieuses. J’ai appris les spécificités du métier de la scène lyrique auprès de Pierre Médecin, qui était le directeur artistique de l’Opéra de Nice et metteur en scène. J’ai été à bonne école. Cela m’a permis de me forger une vision artistique et musicale auprès de grands metteurs en scène et chefs d’orchestre. Sans oublier le Festival d’Aix-en-Provence, où j’ai travaillé durant cinq ans. Finalement, je pouvais petit à petit passer de l’autre côté du rideau.

- Y a-t-il des esthétiques culturelles différentes d’un pays à l’autre? Et si oui, comment s’y adapter?
-
Dans les années 1970-1980, entre théâtres de saison et théâtres de répertoire, surtout en Allemagne, où il faut parfois proposer plus de 300 représentations par an au public, ce qui est une folie, on note bien la différence artistique et conceptuelle entre le Nord et le Sud lyrique. Dans le Sud, on préférera la qualité vocale, au détriment parfois de la mise en scène, restée très décorative. Au Nord, on s’attardera sur l’originalité ou l’extravagance des mises en scène, au détriment parfois des voix selon le répertoire et les théâtres – et leurs moyens financiers – en pensant, à tort, que le public préférera le concept scénique aux voix. C’est faux: partout sur la planète, il est avant tout attaché à la qualité vocale et à la performance des artistes lyriques. Ces deux systèmes ont fait leur temps. Le public devient de plus en plus exigeant et rejette ces mises en scène excessives et ces voix approximatives. Il faut savoir équilibrer sa saison et offrir un rapport qualité-prix indiscutable. En tant que directeur artistique, vous n’êtes pas toujours obligé d’aller dans le sens de ce que votre public aimerait voir, mais il faut le respecter.

- Lorsque vous avez été nommé à l’Opéra de Lausanne, vous avez affirmé à la presse: «Je ne viens pas ici en touriste pour quatre ans.» Imaginiez-vous y rester vingt ans?
-
Non. Très clairement. Mais je voulais surtout profiter quelque temps de la nouvelle scène et de ce qu’elle pouvait offrir, même si j’avais d’autres projets ailleurs qui ne se sont pas réalisés. Mais si l’on soustrait les deux ans de covid, dont nous terminons enfin cette saison les reports, plus les cinq ans de nomadisme que nous avons dû affronter durant les travaux et qui furent compliqués pour tous les collaborateurs du théâtre, je n’aurais programmé que douze ans sur la nouvelle scène et montré au public toute la capacité de productivité de l’Opéra de Lausanne avec ce nouvel outil.

- Faire briller le nom de l’opéra de Lausanne de manière internationale tout en l’ancrant dans la région, est-ce que cela fut votre plus gros challenge? 
- Tout ne s’est pas fait en une saison… Le projet était surtout d’affronter rapidement les travaux qui allaient arriver et prouver que ce théâtre devait se doter d’une scène ample et moderne, porteuse de la renommée de l’Opéra de Lausanne, et donc justifier cette dépense importante (ndlr: 31 150 000 francs). Il a donc fallu attaquer touts azimuts: monter petit à petit le niveau vocal et scénique des spectacles, proposer un opéra pour le jeune public chaque saison, ainsi qu’une médiation culturelle qualitative et originale pour attirer les enfants, développer la collaboration avec l'Hemu (ndlr: la Haute Ecole de musique) pour faire travailler en scène les jeunes talents de demain et continuer à élever le niveau vocal du chœur, organiser des tournées à l’extérieur (Japon, Opéra Comique, Festival de Vichy…), coproduire avec des théâtres plus importants que le nôtre, organiser cette Route Lyrique sur le territoire vaudois, développer des synergies avec tous les acteurs musicaux environnants, reprendre le Festival Avenches Opéra en faisant participer l’Opéra de Lausanne et les forces musicales locales… Bref, faire fructifier l’argent public qui m’était confié pour prouver que c’était un bon investissement.

- Vous avez une réputation de découvreur de talents pour recruter les plus belles voix qui ensuite feront des carrières éblouissantes, comme dernièrement avec Marina Viotti, qui a reçu le Prix suisse de la musique 2022 et a été sacrée artiste lyrique de l’année lors des Victoires de la musique classique. Quel est votre secret?
- Je vous rassure, je me suis également trompé! Mon secret, si j’en ai un, c’est mon ouïe et la connaissance du répertoire et de l’amplitude des voix. Mon éducation musicale et lyrique auprès de Pierre Médecin a été un formidable laboratoire. Je pense pouvoir déceler assez rapidement qui a une capacité vocale et scénique et dans quel répertoire il ou elle pourra se développer. Cela a été le cas avec Marina et avec beaucoup d’autres qui font aujourd’hui carrière et qui ont débuté en Europe sur notre scène dans des prises de rôle. Mais le casting lyrique n’est pas toujours une science exacte. C’est le risque à prendre lorsque l’on rassemble autour d’un projet tellement de personnes en les choisissant deux ans à l’avance. Parfois des êtres peuvent évoluer favorablement en peu de temps et d’autres stagner sans progresser, voire s’écrouler.

- Vous avez étudié le chant, le cor, la musique de chambre et l’orchestre, vous êtes metteur en scène, vous avez appris la réalisation de décors et de costumes. Avez-vous déjà dû remplacer au pied levé un professionnel dans l’un de ces rôles à la suite d’une défection?
- Non, heureusement!

- Vous signez de nombreuses coproductions, vous revendez régulièrement les spectacles créés à Lausanne à d’autres théâtres, vous avez lancé plusieurs tournées internationales avec l’Opéra de Lausanne, notamment au Japon et au Bhoutan, quels souvenirs mémorables en gardez-vous?
- La tournée en 2008 au Japon était une folie, en y repensant aujourd’hui: 15 représentations dans 11 villes. Du jamais-vu en francophonie! Il manquait 300 000 francs pour boucler le budget. Mais je dois remercier ceux qui ont cru en ce projet et qui nous ont soutenus. Ce fut un défi qui fut relevé par tous et qui a laissé un souvenir indélébile.

- Quel est l’impact de ces coproductions, de ces reventes et de ces tournées pour Lausanne?
- Ces projets impactent surtout l’image de l’Opéra de Lausanne et reflètent sa bonne santé artistique. Il faut également rajouter les retransmissions radio et télé que nous organisons avec la RTS, Arte et Mezzo qui diffusent nos spectacles (La belle Hélène le 1er janvier sur Mezzo, ainsi que Mam'zelle Nitouche un peu plus tard dans la journée du Nouvel An). Les coproductions nous permettent également de produire des spectacles de meilleure facture, avec une visibilité importante. Sur le plan financier, ces partages de dépenses offrent au public l’assurance d’un spectacle haut de gamme. 

- Qu’en est-il de Davel: pensez-vous que, bien que l’histoire soit purement vaudoise, les ressorts dramatiques soient suffisamment universels pour plaire à l’étranger? 
- Avec cette création, j’ai pensé laisser un témoignage du XXIe siècle sur ce personnage mythique, voire controversé, au travers d’un ouvrage lyrique structuré. Le sujet, lui, est universel, clairement. Maintenant, soyons honnêtes, je n’ai jamais pensé que cet ouvrage aurait une carrière internationale. C’est un sujet local, mais important pour le canton de Vaud, au moment du 300e anniversaire de l’exécution du major Davel. Il éclaire d’une façon différente l’histoire de cet homme simple au travers de son époque complexe.

- Vos programmations sont un savant équilibre entre de grandes pièces du répertoire, des opéras comiques et des comédies musicales plus grand public. Est-ce votre formule magique?
-
Il faut savoir doser sa saison pour toucher le public le plus large possible et le renouveler, c’est notre but. Un spectateur qui vient avec ses enfants voir un opéra dédié au jeune public reviendra certainement assister quelques années plus tard à l’opérette de fin d’année et peut-être à un ouvrage du grand répertoire. Mais au vu de la taille de notre scène, des effectifs de nos orchestres en fosse et de nos moyens financiers, les pièces du très grand répertoire, qui nécessitent des moyens musicaux et humains plus importants, sont à programmer avec parcimonie.

- En vingt ans, vous avez dû vivre de nombreux moments mémorables. Si vous ne deviez en citer qu’un, ce serait lequel? 
-
La réouverture du théâtre, le 3 octobre 2012! Enfin, nous pouvions réintégrer le nouveau bâtiment, profiter de ces locaux et oublier ces cinq années hors les murs pour débuter une nouvelle étape artistique.

- Et le pire?
-
Le pire moment fut à la fin de ma première saison, en juin 2006, la veille de la première du Chapeau de paille d’Italie. La soprano a annulé sa participation, puis le chef d’orchestre s’est retrouvé au CHUV immobilisé avec des vertiges. Il n’y avait qu’une autre soprano sur la planète qui pouvait chanter le rôle. Par chance, elle était à Turin et est arrivée juste avant la représentation. Enfin, le chef d’orchestre Gleb Skvortsov, qui connaissait cet opéra, est venu exprès de Genève pour diriger l’OCL au pied levé! Pour couronner le tout, après l’entracte, le baryton a eu une crise de panique et nous avons dû suspendre de dix minutes la reprise… Un cauchemar qui s’est terminé en triomphe! 

- Vous avez créé une troupe de jeunes espoirs, l’EnVol. Qu’en est-il du projet plus ambitieux d’Opéra Studio de la Suisse latine que vous appeliez de vos vœux?
- Malheureusement, par manque de temps, d’ambition et de volonté générale, ce projet qui devait rassembler la Suisse latine autour de cet Opéra Studio ne verra pas le jour pour l’instant. Je le regrette. Quand on a des hautes études musicales de cette qualité, pour continuer à attirer des élèves de haut niveau, il faut leur proposer un projet d’insertion professionnelle intéressant et occuper le territoire. Les moyens financiers privés étaient presque rassemblés. Manquait la volonté politique de lancer le projet et de fédérer les forces. Un jour peut-être…

- Cela fait plus de vingt ans que vous vivez en Suisse, que vous faites briller la culture de ce pays à l’étranger. Vous n’avez jamais eu envie d’en prendre la nationalité?  
-
Je suis arrivé en Suisse à l’âge de 8 ans. Mes parents sont enterrés au Grand-Lancy, à Genève. Je me sens Suisse d’adoption, aussi je n’ai jamais senti le besoin ou la nécessité de le devenir. Je reste fidèle à ce que je suis et préfère que cela puisse profiter à ceux qui en ont vraiment besoin pour des raisons humanitaires ou politiques et viennent de pays troublés.

- Quel héritage souhaitez-vous transmettre à Claude Cortese, votre successeur?
-
Franchement, je n’éprouve pas le besoin de laisser un héritage. C’est le travail d’une équipe durant des années, avec ses succès et ses déconvenues. Claude récupère un théâtre en excellent état de fonctionnement, un personnel aguerri et avec des finances saines. A lui désormais d’imprimer sa marque et de continuer à développer le public avec des projets porteurs dans les prochaines années.


>> Si vous souhaitez un exemplaire du programme de saison, écrivez-nous à reception.opera@lausanne.ch (dans la limite des stocks disponibles).

Par Isabelle Cerboneschi publié le 14 avril 2023 - 09:09