On les adore ou on les hait, ces immenses totems rotatifs. On les défend ou on les rejette avec une hargne aussi renouvelable que l’électricité qu’ils produisent. Mais on y est rarement indifférent. En Suisse, plus qu’ailleurs sans doute, les éoliennes divisent la population en deux clans irréconciliables. Les projets sèment la zizanie d’abord dans les communes concernées. C’est aussi la ronde crispante des oppositions, recours, expertises et contre-expertises. Cela dure depuis des décennies, même s’il existe aussi des exceptions comme celle du plus grand parc éolien de Suisse, celui du Mont-Crosin, qui a pu être mené à bien dans le Jura bernois sans grosses turbulences.
Neuf ans d’attente après le oui
A Sainte-Croix, les pro- et les anti-éoliennes se confrontent depuis un quart de siècle. En 1999, la population avait nettement refusé un modeste crédit de 30 000 francs destiné à financer une étude de faisabilité. On pensait l’affaire classée, mais le vent tourne en 2012. Cette année-là, à la surprise générale, une courte majorité de citoyennes et citoyens accepte un projet de six éoliennes dont la mise en service est programmée pour 2014. Il aura pourtant fallu attendre neuf ans supplémentaires, marathon juridique oblige, pour que les éoliennes se dressent enfin au-dessus des sapins.
La première des six machines vient d’être assemblée après deux années de chantier. Les cinq autres mâts vont bientôt accueillir leur hélice. Avant la fin de l’année, une fois les raccordements terminés, la petite ville industrielle du Jura vaudois produira autant d’électricité qu’en consomment ses 5000 habitants et ses entreprises. Et l’éolien suisse aura alors bondi d’un coup de 15%, tout en restant un contributeur national 200 fois plus modeste que le vénérable hydraulique et 20 fois plus modeste que le jeune photovoltaïque, en plein boom.
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«Les mentalités ont évolué»
Mais oui, le vent a tourné, comme le confirme Michèle Cassani, porte-parole du groupe Romande Energie. «Les mentalités ont évolué. Nous avons pu le vérifier au fil de ces deux années de chantier. Lors de notre dernière séance d’information, qui visait à présenter aux riverains les nuisances causées par le transport des gros éléments des éoliennes, une personne s’est levée pour saluer la qualité du travail de nos équipes. Et les gens ont applaudi. Il y a deux ans, juste avant le début du chantier, cela aurait été inimaginable.» De symbole par excellence de la malédiction éolienne helvétique, Sainte-Croix serait-elle devenue l’emblème de l’apprivoisement de cette énergie clivante? «Nous avons aussi toujours pris garde à ne pas tomber dans l’émotionnel, comme l’ont fait parfois nos opposants les plus virulents», ajoute Florence Schmidt, cheffe de projet chez Romande Energie, qui a parfois été vivement prise à partie par les leaders de la contestation.
Plutôt que la condescendance proche de l’arrogance de certains de ses concurrents sur d’autres projets éoliens, Romande Energie a préféré adopter de bonnes manières. Il y a par exemple l’aspect du chantier: ce n’est pas de la construction, c’est de l’horticulture. Tout est soigné, propre, rangé comme dans un jardin zen japonais. Pas le moindre mégot de cigarette dans le joli gravier au pied des mâts. La grue qui sert à hisser les rotors est d’un rouge vif immaculé, comme un jouet venant d’être déballé. Les pales de 40 mètres de long et bordées à leur extrémité de dents (une trouvaille du constructeur allemand Enercon pour réduire le bruit de l’hélice et inspirée par les plumes du hibou) semblent avoir été lustrées à la peau de chamois.
Il y a encore la prise en compte des impératifs écologiques: «Nous avons l’obligation d’installer un radar, que nous sommes en train d’acheter, pour anticiper les vols d’oiseaux migrateurs, explique Florence Schmidt. Ce radar doit nous permettre d’arrêter les rotors à temps. Un ornithologue fait partie de notre équipe pour mesurer les impacts. Nous devons respecter un maximum de dix oiseaux tués par éolienne par année. Pour les chauves-souris, nous avons des appareils qui signalent leur présence en détectant leurs cris. Un programme de recherche sera mis en place en collaboration avec l’OFEN pour améliorer nos mesures de protection.»
Et puis il y a le savoir-vivre des ouvriers, qui a paraît-il été salué par la population, notamment au restaurant de La Gittaz, voisin du chantier et dont la fricassée d’agneau, entre autres recettes du terroir, vaut à elle seule le détour. Dans ce parc éolien, les nombreux curieux venus apprécier la majesté de la première machine assemblée se baladent au milieu des éléments des mâts et des pales qui attendent leur montée au ciel comme s’ils visitaient une sorte d’exposition temporaire en plein air. Il faut dire aussi que l’activité était réduite sur le chantier ce jour-là. Les conditions météo drastiques n’étaient pas réunies pour le montage ultra-délicat du rotor suivant et de ses trois pales. Hisser puis fixer cette étoile de 66 tonnes de métal et de carbone à 100 mètres au-dessus des pâturages est en effet un exercice incompatible avec le vent. «La crise énergétique a certainement suscité un regain d’intérêt pour les énergies renouvelables, analyse Michèle Cassani. Nous recevons beaucoup de demandes de visites guidées venant d’écoles, d’élus communaux, de bureaux d’ingénieurs.»
Objectif 7%
Le parc éolien de Sainte-Croix symbolise non seulement un tournant de la politique énergétique dans ce pays champion du juridisme, mais aussi un monde toujours plus électrifié, seul moyen de tourner le dos aux énergies fossiles. Chaque kilowattheure renouvelable est plus que jamais le bienvenu malgré les éventuels impacts sur le paysage. Même l’idée de vivre à quelques centaines de mètres d’une hélice de la taille d’un terrain de football fait inexorablement son chemin.
Reste que pour atteindre l’objectif éolien fédéral de 4000 gigawattheures en 2050, soit 7% des besoins électriques actuels, il faudrait construire l’équivalent de 180 parcs comme celui de Sainte-Croix. En fait, le scénario de l’OFEN envisage la construction de 600 à 800 grandes éoliennes d’ici à 2050 en les répartissant sur 60 à 80 parcs de 10 éoliennes chacun. Mais – difficulté supplémentaire – les vents ne sont pas partout aussi favorables que sur les crêtes du Jura. Le rendement décevant des quatre éoliennes du col du Nufenen et des cinq du col du Gothard rappelle que la Suisse – les Alpes surtout – n’est pas balayée par des vents fidèles et réguliers comme les côtes danoises (6000 éoliennes assurant la moitié des besoins en électricité du pays) ni même les grandes plaines de l’est de l’Autriche (1300 éoliennes, 10% des besoins nationaux).
Recours raccourcis
Mais, face au risque de pénurie d’électricité et comme galvanisé par la concrétisation du parc de Sainte-Croix, le parlement fédéral vient de décider des mesures facilitant la progression des projets éoliens déjà bien avancés. Plus question de perdre dix ans en arguties. Les voies de recours seront désormais raccourcies, à moins que le peuple n’en décide autrement en cas de référendum, ce qui, compte tenu des incertitudes actuelles et du consensus toujours plus large sur le risque climatique, est peu probable.
Actuellement, 18 projets totalisant 140 éoliennes sont en procédure de validation. Et 35 autres projets totalisant 169 éoliennes sont au stade de la planification. Si ces 53 parcs éoliens étaient réalisés, la Suisse passerait alors de 175 à 2000 gigawattheures d’électricité éolienne. Et là, les jours de bise deviendraient subitement une bénédiction en Suisse aussi.