Les vidéos de ses conférences frôlent les 100'000 vues, certains de ses posts les 300'000. Des scores de rock star qui relèvent d’une certaine schizophrénie collective puisque, depuis une quinzaine d’années, Marc Muller colporte un discours à propos du climat et des ressources énergétiques qu’on ne veut pas entendre. Parce qu’il ébranle nos consciences (un peu), menace nos fonctionnements (beaucoup) et contrarie nos projets (énormément). Qu’à cela ne tienne. Quelques jours après l’inquiétant rapport du GIEC, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, l’ancien complice de Jonas Schneiter sur la RTS persiste et signe. Et pas seulement en matière de réchauffement climatique ou de biodiversité. L’énergie, son métier, est aussi son cheval de bataille. Et, sur ce point, l’ingénieur est catégorique: à force de se moquer des signaux d’alerte, nous n’échapperons pas aux pénuries qui se profilent. Plaidoyer d’un réaliste ascendant pessimiste, qui propose des solutions et prêche par l’exemple.
- Vous multipliez les casquettes: ingénieur spécialisé dans les projets durables, enseignant, conférencier multi-thème, ex-journaliste… Comment vous présenter?
- Marc Muller: Comme quelqu’un qui se base d’abord sur des données scientifiques avant de se faire une opinion et pas l’inverse. Ce qui me différencie déjà de pas mal de gens qu’on entend actuellement. Je m’efforce aussi d’être toujours orienté solutions. Une fois qu’on a les données, que peut-on faire pour que ça change? Concrètement, je – on, c’est un travail d’équipe – réalise des projets pour montrer comment on peut modifier les habitudes, s’améliorer, sortir de l’ornière.
- Le GIEC vient de publier un rapport affirmant qu’il reste trois ans à l’humanité pour éviter les effets les plus dévastateurs du dérèglement climatique. Que penser de cet effrayant compte à rebours?
- Le GIEC est le plus gros exercice démocratique de science qu’on a jamais connu. Ses rapports n’ont fait que s’affiner au fil du temps. Au début, il est resté très prudent, trop selon moi. Au lieu de dire tout de suite «on a un gros problème», il a dit «on pense qu’on va aller vers un gros problème», puis «il semble qu’on ait un gros problème» et maintenant il dit «en fait, on a un énorme problème». Il n’y a plus aucun doute scientifique là-dessus. Cela étant, la conclusion est toujours la même. A savoir qu’on a de moins en moins d’années pour faire des choses de plus en plus dures. C’est la mécanique globale vers laquelle on s’approche. Remarquez, on parle du GIEC et du climat mais c’est pareil pour la biodiversité, la perméabilité des sols, la matière organique qui ne cesse de diminuer sur nos champs, les engrais minéraux, tous ces problèmes de ressources.
- C’est violent, comme message…
- A croire que le monde le découvre aujourd’hui. Qu’a-t-on fait en faveur du climat ces trente dernières années? Pas grand-chose, pour ne pas dire rien. On s’est tellement habitués aux signaux alarmistes qu’on n’en tient plus compte. C’est un peu l’histoire de la grenouille qu’on met dans l’eau chaude. Le hic, c’est qu’on sent maintenant physiquement le début des limites planétaires.
- Dire qu’on n’a rien fait, n’est-ce pas un peu exagéré?
- Absolument pas. Je dirais même, pour parler de la Suisse, que notre situation est particulièrement honteuse. Nous avons le parc automobile le plus polluant d’Europe; nous sommes les plus gros producteurs de déchets derrière le Danemark; nous avons un des taux de bétonisation annuel par habitant parmi les plus élevés du monde; nous avons le plus grand nombre d’espèces vivantes sur liste rouge et nous produisons 14 tonnes de gaz à effet de serre par tête de pipe par année, ce qui nous place dans le peloton de tête, ou de queue, c’est selon: 6 ou 7 tonnes en Suisse et le reste à l’étranger, via les produits que nous achetons ainsi que pour l’aviation, qui n’est pas comptabilisée dans le périmètre helvétique. Nos indicateurs environnementaux sont vraiment dramatiques.
- La faute à qui? Au citoyen, au politique, à l’économie?
- Visiblement, le citoyen ne souhaite pas changer son comportement. Tout le monde prend l’avion, mange son steak de bœuf, a une grosse voiture, etc. Apparemment, on n’a collectivement pas compris les enjeux. A témoin, le Suisse trie scrupuleusement ses déchets tout en allant faire un séminaire de yoga en Inde et trouve cela cohérent. Tant que les citoyens n’auront pas pris conscience du problème, il n’y a aucune chance que le politique agisse puisque, pour être élu, il faut plutôt dire et faire ce que les citoyens veulent entendre et voir.
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- Reste donc l’économie…
- Les branches professionnelles et les entreprises ont en effet une grande responsabilité. Malheureusement, au lieu de changer, la grande majorité d’entre elles préfèrent noyer le poisson en recouvrant leur publicité d’une bonne couche de vert ou se cacher derrière la date de 2050, ce qui est loin et donc pas contraignant. Toutes les entreprises sont vertes, tous les programmes politiques sont verts, tous les citoyens disent qu’ils font quelque chose pour l’environnement alors que, dans les faits, ce n’est pas du tout le cas. Il y a un déni général. Peut-être à cause de la doctrine qui pense que la technologie va tout résoudre, qu’il suffit d’attendre l’avion volant 100% à l’hydrogène, un leurre par ailleurs. Si seulement c’était aussi simple…
- Vous avez l’avantage de prêcher par l’exemple. On dit que vous possédez une maison très écologique…
- Un mode de vie pilote, je dirais. Nous habitons en famille en totale autarcie. Cinq pièces, 250 m2, pour des charges de 40 francs par mois tout inclus. Eau, chauffage, électricité et même mobilité compris. Une grande renaturation, un jardin-forêt en permaculture. Une voiture électrique et un vélo cargo. Nous ne sommes raccordés ni au réseau d’eau ni au réseau électrique. Nous vivons avec ce que le ciel nous livre gratuitement. Un concept que nous déployons aujourd’hui à l’échelle du quartier.
- Avec de gros surcoûts à la construction, sans doute…
- Il y a certains surcoûts, c’est vrai – parfois liés à l’inexpérience des branches professionnelles –, mais qui s’amortiront avec le temps. La plupart des familles paient plus de 10'000 francs de frais d’énergie par an. Si vous êtes presque à zéro comme nous, ça peut même aller très vite.
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- Il faut recharger vos véhicules électriques; si tout le monde en a, on fait comment?
- En Suisse, on parcourt 47 milliards de kilomètres par année en voiture. Une voiture électrique est quatre à cinq fois plus efficace qu’une voiture à essence. Ce qui est peu connu, c’est que, pour produire de l’essence, il faut de l’électricité. Or, si on arrête de consommer de l’essence, on libère déjà la moitié de l’électricité dont nous avons besoin. Le solde, on le produira facilement avec des énergies renouvelables. C’est un défi, mais on peut y arriver tout en gardant une mobilité terrestre intéressante. Ce qui n’est pas du tout le cas de l’avion. Juste pour remplacer le kérosène utilisé à l’aéroport de Genève par des carburants de synthèse ou de l’hydrogène, cela nécessiterait 40 centrales nucléaires comme Mühleberg.
- L’énergie, ou plutôt sa disponibilité, est votre autre cheval de bataille…
- Exact. Un problème que la guerre en Ukraine a encore renforcé et qui parle d’autant plus aux gens qu’il touche directement leur porte-monnaie. Avec l’explosion du prix des matières premières, une Tesla a par exemple augmenté de 8'000 francs en deux semaines, alors qu’isoler votre bâtiment vous coûtera 30% de plus qu’il y a quelques mois. Nous allons payer très cher notre inaction. Si tant est qu’il y ait encore des matériaux et de l’énergie pour rattraper le temps perdu.
- Comme Guy Parmelin, vous craignez des pénuries, d’électricité notamment?
- Elles sont programmées. Reste à savoir quand, de quelle intensité. Guy Parmelin a fait cette annonce presque à l’insu de son plein gré et l’a traitée comme s’il avait commis une bourde. Pour les milieux de l’énergie, elle a été libératoire, dès lors que le Conseil fédéral reconnaît le problème. Mais malgré cela, malgré le fait que la France, qui ne nous livrera plus d’électricité dès 2025, a déjà dû activer son plan pénurie le 5 avril, nous continuons à vivre comme si le problème n’existait pas. Et les pénuries peuvent également concerner à terme la nourriture, les vêtements, les matériaux de construction, les médicaments et une foule d’autres objets. Le réveil peut vraiment s’avérer très douloureux.
- C’est-à-dire?
- Même si un black-out total a peu de chance de se produire à court terme – bien qu’il ne soit pas exclu –, une petite coupure d’électricité par délestage en cas de pénurie peut être catastrophique selon sa durée: vingt-quatre heures et c’est le début des pillages. Et sans téléphone, on ne peut plus appeler les secours. Dans le frigo, les denrées périssables commencent à tourner après huit heures. Les chauffages sont arrêtés, certains réseaux d’eau ne tiennent pas. Il faut imaginer à quoi ressemble ce scénario et le choc que ça provoquerait pour un pays qui n’a aucune idée de ce que gérer une pareille crise signifie. En Angleterre, le gouvernement a envoyé l’armée après vingt-quatre heures pour une simple pénurie momentanée d’essence l’année dernière.
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- Finalement, cette transition énergétique 2050 dont on parle beaucoup, utopie ou réalité?
- Techniquement, c’est possible. Mais elle s’accompagnera d’une modification très brutale de notre mode de vie. Voler en avion deviendra quasi impossible par exemple, tout comme l’hyper-mobilité et manger de la viande tous les jours. La mise en œuvre de solutions techniques et technologiques à très grande échelle imposera quant à elle un gros taux de reconversion professionnelle. Une personne sur quatre devra rejoindre les métiers manuels de la transition. En clair, on peut y arriver, mais avec un comportement équivalent à une économie de guerre. Malheureusement, vu les contraintes que celui-ci impose, je crains qu’on ne le fasse pas au bon rythme et que, dès lors, les premières pénuries produisent des impacts économiques et sociaux extrêmement sévères.
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