Emmitouflée dans une épaisse veste rouge, bonnet à pompon sur la tête surmonté d’un casque audio aux petites oreilles de chat en peluche, Anastasiia Bulba a l’air d’une adolescente lorsqu’elle entre d’un pas pressé dans ce café désert de Dimtryvka, en banlieue de Kiev. Ce n’est qu’une fois qu’elle ôte son attirail qu’on découvre des traits tirés qui trahissent son âge et sa fatigue de bientôt deux ans de guerre, commencée le 24 février 2022.
A 37 ans, cette Ukrainienne est l’un des visages de la contestation qui gronde au pays depuis la fin octobre 2023. Chaque semaine, cette mère de deux enfants se rend dans la capitale pour manifester sur la place Maïdan et réclamer le retour de son mari envoyé au front dès les premiers jours de ce que les Ukrainiens appellent «l’invasion russe à grande échelle». Leur manière de rappeler que la guerre a commencé en 2014, déjà.
Elle commande un café et soupire: «Vitaly est parti le 26 février 2022 en me disant: «J’ai trois fils, c’est à moi de les défendre.» Agé de 50 ans, souffrant de diabète, son mari s’était porté volontaire en pensant intégrer la défense territoriale – nom officiel en Ukraine pour les unités de civils formés à protéger leur propre zone, sous les ordres de l’armée nationale – proche du lieu où la famille avait trouvé refuge en Transcarpatie, dans l’ouest du pays. Mais c’est sur la ligne de front que Vitaly a été envoyé. A Zaporijjia, dans le sud-est de l’Ukraine, à plus de 400 kilomètres à vol d’oiseau de la capitale.
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Enrôlé au sein de la 128e brigade d’assaut de montagne, son mari n’a pu bénéficier que de dix jours de permission à deux reprises depuis le début des combats. «Il est épuisé physiquement et mentalement. Il a été blessé deux fois, hospitalisé pendant cinq mois et demi à Zaporijjia. On ne pensait pas qu’il serait mobilisé aussi longtemps. On n’en voit plus la fin.» Elle hésite, puis reprend son débit mitraillette. «Il veut être remplacé, une volonté partagée par toute sa brigade. Ils sont tous très fatigués.»
Anastasiia fait partie d’un collectif qui réunit à ce jour plus de 3600 Ukrainiennes sur un canal Telegram. Des mères, des épouses, des grands-mères qui n’appellent pas à la fin des combats mais à la mise en place de rotations pour les soldats épuisés et à la restriction de la durée de la mobilisation, actuellement illimitée.
Un projet de loi controversé
Le projet de loi controversé voté le mercredi 7 février, en première lecture, par le parlement pour permettre à l’armée de regarnir ses rangs après deux ans de conflit avec la Russie a été une gifle pour Anastasiia et ses sœurs de lutte. Si la trentenaire ne s’oppose pas à l’abaissement de l’âge de la conscription de 27 à 25 ans, ni à la simplification des procédures d’enrôlement, le flou entretenu quant à la durée maximale de la mobilisation – fixée a priori à trente-six mois mais dépendante du bon vouloir du commandement militaire – la désespère. «Il ne survivra pas à trois ans sur le front», prédit-elle en pesant chacun de ses mots.
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Alors, ce dimanche 11 février, elle ira comme tous les autres dimanches sur la place Maïdan, à Kiev, mégaphone à la main, pour crier sa colère et sa lassitude. Anastasiia raconte les passants qui détournent le regard, elle qui vient leur rappeler que derrière l’apparente normalité de leur vie citadine se cache une réalité sanglante, des morts et des blessés qui se comptent par milliers. Même si l’Ukraine ne communique pas sur le nombre de ses pertes – secret-défense –, les cimetières, eux, ne mentent pas, comme en témoignent les innombrables tombes fraîchement creusées ornées d’un drapeau jaune et bleu aux quatre coins de l’Ukraine. En août 2023, le New York Times, citant des officiels américains, évaluait les pertes militaires à 70'000 morts et 100'000 à 120'000 blessés du côté ukrainien, 120'000 morts et 170'000 à 180'000 blessés du côté russe.
La guerre fait le tri
Les manifestations du collectif essaiment dans tout le pays, notamment à Odessa, la grande ville portuaire du sud de l’Ukraine où nous attendent Tetiana (52 ans), Viola (31 ans) et Olena (32 ans), pancartes à la main, dans le parc municipal de Derybasivska, situé à une centaine de mètres de la cathédrale orthodoxe de la Transfiguration, sévèrement endommagée par des frappes russes en juillet 2023.
Toutes trois ont au moins un proche sur le front. Elles décrivent les nuits sans sommeil, les crises de panique lorsqu’elles entendent de mauvaises nouvelles à la télévision. Toutes prennent des calmants, «trois fois par jour sinon je fais des crises d’hystérie», confie Tetiana, dont le fils et le mari sont déployés à Kherson, ville du sud du pays constamment sous le feu de l’artillerie russe.
Cette femme rousse à la coupe garçonne a dû quitter son emploi de vendeuse. «Des clients venaient à 22 heures au magasin pour acheter de l’alcool. J’avais constamment envie de pleurer et les gens te demandent pourquoi tu es triste, pourquoi tu ne souris pas. Ceux qui n’ont pas un proche sur le front ne peuvent pas comprendre, déplore-t-elle. On se brouille avec ses amis, la guerre fait le tri et montre le vrai visage des gens.»
Son regard balaie le parc et s’embrase. «Cela me met en colère de voir des hommes se promener ici avec leurs enfants. Le contingent de mobilisés diminue, ceux qui meurent ou sont épuisés ne sont pas remplacés. Ces hommes doivent comprendre que si les Russes débarquent ici, c’en est fini des balades avec les gosses. Ceux qui sont partis en premier ne peuvent pas porter à eux seuls le poids de la guerre.»
Tetiana sort sa pancarte pour prendre la pose en compagnie de ses deux amies sous le regard fuyant des passants. Son combat dérange, elle le sait: «Il n’y aura pas de démobilisation sans nouvelle mobilisation.» L’impressionnante ruée populaire des Ukrainiens pour s’enrôler dans la défense territoriale et l’élan patriotique des débuts cède peu à peu la place à des critiques et à du ressentiment face à des hommes peu motivés à rejoindre les rangs de l’armée.
Et la menace plane sur ceux qui font tout pour échapper à l’enrôlement. En décembre, pour faire face à la pénurie de soldats et de munitions, l’armée avait demandé à Volodymyr Zelensky de pouvoir recruter 500'000 hommes supplémentaires venant s’ajouter aux quelque 800'000 déjà mobilisés. Une demande formulée par le chef d’état-major Valeri Zaloujny, récemment limogé et remplacé par le commandant des forces terrestres Oleksandr Syrksy.
Des «Olives» aux méthodes musclées
Alors les autorités ont sorti les grands moyens pour convaincre les récalcitrants. Il y a la méthode douce: campagne publicitaire dans la rue et les médias pour le recrutement et projet de loi visant à élargir la conscription. Et la manière forte: de nombreuses vidéos d'arrestations musclées de civils par des agents recruteurs de l’armée circulent sur les réseaux sociaux.
A Odessa, loin de Kiev et des yeux de la communauté internationale, «les Olives», le surnom dont on affuble les militaires chargés de rafler les hommes de 18 à 60 ans, jugés en âge de combattre, se postent aux arrêts de bus, dans la rue ou même dans les salles de sport.
A bord de son taxi, Vyacheslav confie craindre les check-points. «Je prends des risques en travaillant mais je dois bien entretenir ma famille. J’ai une femme et deux enfants aux études. Si je suis mobilisé, que vont-ils devenir?» Alors, entre chauffeurs de taxi, ils se refilent sous le manteau une liste qui détaille les emplacements et les heures des possibles contrôles afin de s’en tenir à distance. Un canal Telegram dédié aux «mobilisables», suivi par plus de 53'000 personnes, prévient aussi des contrôles.
Des moutons encerclés par des loups
Vyacheslav désigne un imposant bâtiment au coin d’une avenue. «C’est le bureau régional du recrutement. Tous les matins à 5 h 30, «les Olives» se rassemblent pour se répartir les quartiers et partir à la chasse aux mobilisables.» Il rapporte une scène qui lui «donne encore aujourd’hui la chair de poule»: «Les recruteurs ont bloqué une grande route, faisant descendre tous les passagers des bus et des trams qu’ils ont alignés face à un mur. Les hommes étaient apeurés. «Les Olives» les ont fait monter un à un dans un grand bus blanc. Ils les ont suivis sans opposer de résistance. On aurait dit des moutons encerclés par des loups.»
Des contrôles se déroulent aussi sans anicroche, comme en témoigne celui auquel nous assistons discrètement au petit matin du 9 février, dans les faubourgs d’Odessa. A travers l’épais brouillard, on distingue un solide gaillard, la vingtaine, interpellé par des hommes en noir. Il présente ses papiers. Ceux-ci sont en règle, il peut continuer son chemin.
Même s’il est exempté de l’obligation de servir, en raison de deux parents malades dont il doit s’occuper, Mykhailo* ne veut prendre aucun risque et réfléchit à deux fois avant de sortir de chez lui. Il le dit sans ambages: il a peur. Contacté sur Telegram, il demande à ce que la conversation soit effacée sitôt celle-ci terminée. «Imagine, tu sors de chez toi, on peut te cueillir à n’importe quel moment. Ils sont capables de te détenir une semaine même si tu portes sur toi des documents qui attestent de ton exemption.» Alors, il restreint au maximum ses déplacements. S’il ne remet pas en cause la mobilisation, il conteste ces procédures de recrutement qu’il juge antidémocratiques. «Il faut donner envie d’y aller, sélectionner les profils les plus adaptés. Comment attendre d’un mec qui a été attrapé dans la rue qu’il soit motivé à se battre en première ligne pour défendre son pays?» Deux ans après l’invasion russe et face à un conflit qui s’enlise, le débat sur la mobilisation n’est pas près de s’arrêter en Ukraine.
* Prénom modifié