Il n’a rien d’une caricature de fan introverti, solitaire ou envieux. Employé municipal à la brigade des incivilités de La Chaux-de-Fonds, Alain Fahrni, 56 ans, est un type adorable. Passionné. Un homme heureux dans la vie et le couple équilibré qu’il forme avec Lydia, son épouse depuis trente et un ans, une enseignante retraitée pleine de charme qui s’est laissé envahir (mais pas contaminer) par la lubie de son mari.
Déjà maman d’une petite fille à leur rencontre, Lydia a fait d’Alain un père responsable en lui donnant un fils, Mike, aujourd’hui musicien accompli. Chez les Fahrni, la musique est partout. Hard rock et metal surtout. Dans l’appartement qu’ils ont construit au rez d’un immeuble de la cité horlogère, deux pièces (au départ, il n’y en avait qu’une) sont dédiées à Kiss, groupe célèbre pour ses maquillages, la personnalité extravagante et la langue singulièrement longue de Gene Simmons, 72 ans, alias Demon, son bassiste, seul rescapé de la formation originale avec Paul Stanley.
Alain Fahrni les a dans la peau. Littéralement. Son tout premier tatouage? Le logo Kiss (aujourd’hui recouvert) qu’un copain lui avait fait à l’école. «Il m’avait piqué si fort que le logo était en relief!» raconte-t-il en éclatant de rire.
Le repaire des Fahrni est un temple à la gloire de Kiss. Photos, disques d’or, silhouettes en PVC, etc. La collection d’Alain Fahrni, phénoménale, compte 13 000 objets en tous genres dont un flipper et une basse Kramer collector en forme de hache dédicacée et numérotée.
«Quand on s’est connus, j’ignorais qu’Alain était fan de Kiss, confie Lydia. J’ai pris le package. Au début, sa collection ne prenait qu’un petit espace séparé d’un rideau dans notre chambre à coucher, puis elle s’est agrandie…» Pour trois mots échangés, une poignée de main et une photo avec ses idoles, Alain Fahrni n’hésite pas à claquer 1200 francs. C’est le tarif. Quand on aime…
Dans l'antre du plus grand fan suisse de Kiss
Son épouse fait avec. Ni fan, ni groupie, Lydia se souvient s’être trémoussée sur du Cloclo «à l’âge de 8 ans». Décalage. Mais elle aime la musique. Le couple a trouvé un équilibre. Si Lydia a une tendresse infinie pour son mordu d’époux, elle avoue avoir dû parfois batailler pour «sauvegarder un bout de mur» réservé à des photos de famille.
«Quand la collection est devenue musée, des gens ont débarqué, raconte-t-elle. Certains s’incrustaient. Ça allait trop loin. Alain et moi en avons parlé et ça s’est calmé.» La pandémie a constitué un mal pour un bien, éloignant les curieux. Alain va aux concerts et chasse les selfies avec des célébrités, Lydia prend des cours de batterie, s’occupe de son jardin, file voir sa sœur en Italie. Chacun son truc.
Kiss. Quatre lettres, 20 albums studio – le dernier est sorti en 2012 – et autant de tubes, dont l’incontournable «I Was Made For Lovin’ You», quatre live, 150 millions d’albums vendus et 50 ans de carrière l’an prochain. Respect.
Tout a démarré dans le Queens, à New York, en 1973, en pleine vague glam rock (Alice Cooper, Bowie période Ziggy, The New York Dolls). Le coup de génie? Grimer les musiciens pour préserver leur véritable identité. Durant dix ans, Kiss tournera ainsi avant d’abandonner le maquillage de 1983 à 1996, puis d’y revenir… Les débuts sont toutefois chahutés. Les radios boycottent le groupe. Trop théâtral. Les fans se rebellent. La Kiss Army se lève. Et le groupe est toujours là, un demi-siècle plus tard.
Foncièrement excentrique, Kiss personnifie le «rock’n’roll circus». Sur scène, le groupe en fait des tonnes. Kiss est du reste considéré comme l’un des tout meilleurs groupes live. Spectacle total. Effets pyrotechniques et mécaniques, 3D, lasers, sans oublier Gene Simmons en cracheur de sang. Jamais toutefois il n’y a eu de poussins égorgés sur scène, comme l’affirmera une légende montée de toutes pièces, insiste Alain Fahrni, un brin agacé. En termes de marketing, Kiss n’a pas d’équivalent dans le «rock business». Pas moins de 5000 licences (!) de produits dérivés, une cotation en bourse et une marque valorisée en 2006 à plus de 1 milliard de dollars. Pour un collectionneur, c’est Byzance. Alain Fahrni sait que, un jour, son fils Mike assumera cet héritage encombrant. Soulagement.
L’aventure Kiss démarre pour lui en 1977. Il a 11 ans. «J’ai été élevé par ma mère seule, qui travaillait comme sommelière dans un café de La Sagne (NE). Elle me ramenait les 45 tours usagés du jukebox.» Découverte du rock. Déclic.
«Un jour, en rentrant de l’école, j’allume la télé. Une émission présentait les nouvelles tendances musicales aux Etats-Unis. Kiss est apparu brièvement. Trente secondes durant lesquelles le temps s’est arrêté pour moi. J’étais abasourdi. Fasciné. Au point de courir m’acheter le lendemain chez le disquaire l’album «Love Gun». En l’écoutant, j’ai eu un coup de foudre qui dure encore.»
La passion que voue Alain Fahrni à Kiss est à l’image du groupe. Déraisonnable. Très vite, il se met à compiler les articles de presse. Internet n’existe pas encore… En 1983, il fugue pour aller les voir à Bâle!
Il se focalise très vite sur le bassiste Gene Simmons. «Je n’ai pas connu mon père, confie-t-il. Du coup, gamin, j’ai vu en Gene Simmons une sorte de père idéal de substitution. Au fil des ans, j’ai pu constater que nombreux sont les collectionneurs qui, comme moi, ont eu un manque affectif. C’est assez étonnant. Gene Simmons a une présence folle. Il en impose. Je l’ai rencontré à plusieurs reprises et, à chaque fois, j’ai les jambes qui tremblent. C’est le seul mec qui me fasse cet effet. Cela dit, je suis plus lucide à son sujet aujourd’hui…»
Gene Simmons est la mémoire et le businessman de Kiss. Il conserve un exemplaire de chaque objet produit sous licence Kiss, mais en consultant le site web Kissman créé par Alain Fahrni, il découvre qu’il lui manque une douzaine de livres, telle l’édition française de son autobiographie. «Il m’a contacté et voulait me les acheter, mais j’ai refusé. Je tenais à les lui offrir de main à main, ce qui a pu se faire à Zurich en 2013. Il était si surpris que je ne veuille pas d’argent qu’il m’a fait un cadeau somptueux en nous invitant, mon fils et moi, pour une rencontre privée avant de m’offrir une cymbale signée par les quatre membres du groupe!» Son graal à lui.
Pas moins de dix musiciens se sont succédé au sein de Kiss. Alain Fahrni les a tous rencontrés, parfois furtivement. Il a lié une belle amitié avec l’ancien guitariste Bruce Kulick, qu’il a reçu cinq fois chez lui, à La Chaux-de-Fonds, dont une avec Eric Singer, le batteur actuel. «Mon rêve ultime serait que Gene Simmons me fasse un jour l’honneur d’une visite.»
L’an prochain, Kiss fêtera 50 ans de carrière et se produira une ultime fois à New York. Alain Fahrni pourrait bien être du voyage. Lydia, elle, restera probablement à la maison. «Je chambre souvent Alain avec ça mais, pour moi, des mecs de 70 ans qui se maquillent encore comme des gamins, c’est un peu ridicule.» Son époux, qui raccompagnait notre photographe, n’a rien entendu. Pas sûr qu’il aurait approuvé.