Le rendez-vous est fixé Chez Judy, une cantine très bobo du quartier de Saint-Germain-des-Prés. Le soleil brille entre deux averses, les terrasses sont bondées et les serveurs pressés. En cette douce journée de fin d’été, s’il vous venait à douter que vous vous trouvez au cœur du Paris germanopratin, il vous suffirait de lever vos yeux de la carte du menu – vous suggérant de déjeuner «en pleine conscience» – pour apercevoir une Jane Birkin hirsute, accompagnée de son bouledogue anglais. Mais pas le temps de s’amuser des clichés qui se succèdent en l’espace de quelques minutes: Sarah Jollien-Fardel fait son apparition et le programme de la journée est millimétré.
L’autrice – même si elle réfute encore le terme: «Peut-être une fois que j’aurai écrit un deuxième roman» – dépose son trench beige et s’excuse pour l’agitation qui chamboule subitement sa vie. Elle est la lauréate du Prix du roman Fnac, le premier grand prix de la saison littéraire, décerné par 400 lecteurs adhérents et 400 libraires, qui lui sera remis officiellement le soir même au Théâtre du Châtelet. Un prix, une reconnaissance de taille et l’assurance de voir son roman, «Sa préférée», mis en avant dans tout le réseau de librairies de l’enseigne.
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Trois jours auparavant, l’annonce de son entrée en lice pour le Prix Goncourt et le Prix Goncourt des lycéens a fait grand bruit. Si bien qu’elle peine à répondre à toutes les sollicitations médiatiques, malgré une bonne volonté évidente. «Ce matin, je suis allée faire une interview radio, ensuite la Radio Télévision Suisse (RTS) est venue tourner un reportage. Vous, jusqu’à ce soir. Et, dans l’après-midi, je serai en duplex avec Philippe Revaz pour le «19:30», suivi d’un nouvel entretien radiophonique avec France Inter. Et je n’ose même pas vous parler du programme de demain avec quatre interviews, un shooting photo et une visite au Salon du livre à Nancy. C’est fou», reconnaît-elle, incrédule et hésitante, en consultant le menu de la cantine «qualitarienne». Elle finira par opter pour un simple bouillon: «Tout est bon, ici, mais j’ai le ventre noué avec toute cette effervescence. Je n’ai rien pu manger depuis hier», se justifie-t-elle.
La quinquagénaire, originaire d’un village du district d’Hérens, a souhaité nous rencontrer dans ce restaurant, car «c’est ici que tout a commencé», révèle-t-elle. En mars dernier, alors journaliste et rédactrice en chef du magazine de Payot, «Aimer lire», elle s’était rendue dans la capitale française pour s’entretenir avec l’auteur autrichien Robert Seethaler. L’éditrice de ce dernier, Sabine Wespieser, les avait invités à déjeuner. «Nous discutions et, soudain, il m’a lancé un «Du schreibst!» sorti de nulle part. Je lui réponds qu’évidemment j’écris, car je suis journaliste. Il insiste. Et je finis par admettre que oui, j’ai un manuscrit que je garde de côté. Sabine se tourne alors vers moi et m’invite à le lui transmettre, sans engagement de sa part. J’avais été échaudée par de précédents refus mais je le lui ai envoyé le lendemain, en m’interdisant d’y apporter des retouches. Je sentais quelque chose d’authentique chez cette femme alsacienne, une sincérité rare. Et, quoi qu’il advienne, j’aurais enfin un véritable retour sur mon travail.»
Une semaine plus tard, le téléphone sonne. Au bout de la ligne, Sabine Wespieser, le ton très sérieux. «Je me suis dit: «C’est mort.» Et là, elle prononce cette phrase: «Me ferais-tu l’honneur de signer chez moi?» J’étais folle de joie. Un vrai cadeau de la vie, c’est un rêve puissant qui se réalisait enfin, s’exclame Sarah. Tout s’est enchaîné rapidement avec la signature du contrat, quelques modifications dans le texte et la publication du livre. Enfin, j’ai pu le tenir dans les mains.»
Son roman «Sa préférée», une pure fiction, est l’un des événements de la rentrée littéraire d’automne. Une écriture rugueuse, syncopée pour dire la brutalité des violences domestiques, les blessures physiques et surtout psychiques, les traumatismes dont on ne guérit pas, les silences coupables et l’impossibilité du pardon. Un coup de poing fulgurant, écrit comme s’il était expiré d’un seul souffle, qui s’enracine dans son Valais natal qu’elle a longtemps «mésaimé» mais où elle est revenue s’installer.
Lorsqu’on observe cette femme souriante, ses yeux bleus pétillants, on ne peut s’empêcher de lui demander d’où surgit cette rage qui irrigue son livre d’un bout à l’autre. Elle éclate de rire. «C’est drôle, je me souviens que, lorsque j’ai présenté mon texte à une première maison d’édition – qui l’a refusé –, le responsable m’a accueillie avec un: «Je ne vous imaginais pas du tout comme ça, je pensais voir une femme complètement déprimée.» Or, ce n’est pas parce qu’on est drôle qu’on ne possède pas une forme de gravité. Plus jeune, j’ai tout essayé pour dompter ma colère, mais je pense que c’est un trait présent chez beaucoup de Valaisans. Les montagnes forgent le caractère, la dureté de la pierre, l’horizon bouché. Les éléments et l’atmosphère façonnent beaucoup les personnalités. Et puis la colère est porteuse de beaucoup de choses. Certaines ne passeront jamais.» Lesquelles? «Les abus de pouvoir, les postures d’autorité, ça m’a toujours révoltée et ça me révolte encore. Je suis née en colère.»
L’heure tourne, on se rend d’un pas pressé dans sa maison d’édition pour la suite du programme de cette journée. Sur le chemin, une halte toutefois, à la chapelle Notre-Dame de la Médaille miraculeuse. «Je porte toujours cette médaille sur moi. J’en parle d’ailleurs dans mon livre. Je suis Valaisanne, un peu catho malgré tout, même si je ne suis pas pratiquante», concède la primo-romancière en allumant une petite bougie. «C’est pour le Goncourt?» lance le photographe, taquin. «Non, c’est seulement pour remercier. Tout ce qui m’arrive dépasse mes rêves les plus fous. Je dis merci mille fois par jour. Je repasserai une autre fois pour le Goncourt», glisse-t-elle avec malice.
Alors que Sarah Jollien-Fardel enchaîne les interviews, on s’entretient avec Sabine Wespieser dans la quiétude de son bel appartement parisien qui, sans surprise, déborde de livres. L’élégante femme à la coupe à la garçonne raconte la genèse de cette aventure qui la lie désormais à la Valaisanne: «J’ai lu les premières pages du manuscrit, je me souviens de m’être dit: «Mon Dieu, mon Dieu, c’est d’une telle force, j’espère que ça va tenir jusqu’au bout.» Et ça a tenu. Sarah maîtrise sa forme et sa construction, il y a une telle cohérence entre l’écriture et le fond. Ce livre est un véritable coup de poing», affirme cette Alsacienne, dont la maison d’édition indépendante vient de fêter ses 20 ans. Avec un grand sourire, elle admet: «Il est quand même très rare de recevoir un manuscrit de premier roman et de ne pas pouvoir le lâcher. Bien sûr, il est ancré en Valais avec cette écriture si caillouteuse, mais il revêt une part universelle. Cette rébellion, cette révolte que porte cette héroïne, Jeanne, c’est quelque chose que toutes les femmes peuvent reconnaître à divers degrés d’intensité.» Comment vit-elle cette course aux prix littéraires? «Sereinement. Il m’est arrivé d’accompagner des auteurs plus confirmés. Mais l’expérience avec une primo-romancière est différente. Sarah découvre cela avec émerveillement.»
Une heure plus tard, nous voilà dans le métro parisien en compagnie des deux femmes et d’Eddy, le mari de Sarah Jollien-Fardel, en direction du Théâtre du Châtelet, où se tient la cérémonie de remise du Prix Fnac. Les tenues de soirée des deux élégantes et la présence de notre photographe ne passent pas inaperçus, à tel point qu’un adolescent excité apostrophe l’autrice: «Madame, madame, vous êtes connue?» avant qu’elle ne se glisse dans la rame de métro.
Dans les loges du Théâtre du Châtelet, le chanteur Dominique A, tout de noir vêtu, répète une dernière fois. Dans quelques minutes, il se produira sur scène avec l’actrice Isabelle Carré. Une lecture en musique du texte de la Valaisanne, qui peine à y croire: «Nous étions allés à son concert avec mon mari à Lausanne, il y a plus de vingt ans. Et Isabelle qui lit mon texte, c’est irréel. Je perds mes mots.» L’actrice française, elle aussi, est émue: «C’est un texte à la fois très puissant, violent et noir, mais ce n’est pas anxiogène. Tout sonne extrêmement juste dans ce roman. On sent un pays, on sent les montagnes, elle vient de quelque part. Je suis honorée d’avoir eu la chance de réciter son texte.»
Car ne vous y trompez pas, la star de la soirée, c’est bien Sarah.