En 2012, le romancier Daniel Pennac publiait «Journal d’un corps» (Gallimard), récit des expériences heureuses et douloureuses de «ce moi matériel». En préambule, il écrivait: «Si je devais rendre ce journal public, je le destinerais d’abord aux femmes. En retour, j’aimerais lire le journal qu’une femme aurait tenu de son corps. Histoire de lever un coin de mystère. En quoi consiste le mystère? En ceci par exemple qu’un homme ignore tout de ce que ressent une femme quant au volume et au poids de ses seins.» Dix ans après, Emily Ratajkowski, 1 m 65 et 54 kilos, exauce ce vœu en publiant «My Body» (Ed. Seuil), dans lequel elle raconte les heurs et malheurs d’avoir hérité d’un bonnet D. Mais aussi d’un visage de poupée délicate et d’un regard de faon qui l’a propulsée dans le mannequinat sans qu’elle l’ait vraiment choisi. Avant de connaître la renommée mondiale en dansant seins nus, en 2013, à 21 ans, dans le clip «Blurred Lines» de Robin Thicke, vu 721 millions de fois sur YouTube. Désormais, Emrata agrège plus de trois fois la population de la Suisse sur Instagram et des milliers de commentaires affluent à chaque selfie. «Les hommes aiment le mystère, arrête de montrer ton corps et quelqu’un commencera peut-être à t’écouter» est le genre de réflexion d’anonyme qu’elle peut lire dès le réveil.
Longtemps, Emrata a pensé que jouer de sa sexualité lui permettrait de renverser la situation dans un monde où domine le «male gaze», ce fameux regard masculin qui dicte les représentations féminines. La top soutient aujourd’hui qu’il n’y a pas d’«authentique émancipation» possible dans ce corridor. «Une si grande partie du désir féminin est un désir masculin, car notre expérience a été en quelque sorte de nous voir à travers les yeux des autres», écrit-elle dans «My Body», que devraient lire les adolescentes. Car elle offre des réflexions percutantes sur le vécu intime d’un corps fétichisé. Désiré, haï, réveillant trop d’appétits voraces… D’ailleurs, l’attention se concentre tôt sur Emily Ratajkowski, «bébé tellement magnifique», comme le lui répètent sans arrêt ses parents, profs tous les deux. Ses géniteurs se repaissent même tant de ses gènes hors normes qu’elle associe vite «être exceptionnelle» et «amour de mes parents». Mais sa mère reste la plus obsédée: «Dès que j’ai eu 12 ans, ma mère aimait bien raconter des histoires à propos des hommes qui me remarquaient», confie-t-elle. A force, Emily est inscrite dans une agence de mannequins, à 14 ans. C’est aussi l’âge où un garçon de deux ans de plus qu’elle la «prend de force» sur un tapis sale. Elle vient de débarquer dans un nouvel établissement scolaire, beaucoup de garçons plus âgés lui tournent autour, celui-là l’emmène dans des fêtes, elle se croit redevable. «Si seulement quelqu’un m’avait expliqué que je ne lui devais absolument rien», se désole-t-elle.
A 16 ans, elle a déjà posé sans soutien-gorge dans un magazine de surf, à la rubrique «Saveur du mois», tandis qu’un agent new-yorkais lâche devant l’un de ses clichés professionnels: «Ah, voilà le look! C’est comme ça qu’on sait que cette fille connaît la baise!» Ce qui n’empêche pas Emrata de larguer un peu plus tard l’Université de Californie à Los Angeles, où elle étudie les arts appliqués, pour devenir 100% top. La perspective de gagner beaucoup d’argent signifie alors pour elle «liberté et contrôle». Ses anecdotes de carrière se révèlent néanmoins souvent glaçantes. A commencer par cette habitude qu’ont les clients d’attendre de très jeunes femmes qu’elles se déshabillent au milieu de tous, en plein studio. «C’est une manière d’exercer leur pouvoir. C’est à la fois une épreuve et un rappel de notre rôle», note Emrata. Et puis il y a tous ces hommes riches et vieux qui gravitent autour de post-adolescentes fuselées, prêts à offrir dîners, carrés VIP dans des festivals de musique, drogue… tout pour «pouvoir se taper des mannequins». Trop petite et le décolleté trop volumineux pour être recrutée dans les fashion weeks, lui assurent les agences, elle fait carrière en portant beaucoup de maillots de bain. «Mon corps ou plutôt mon apparence est un ornement qui relève de la déco», écrit celle qui finit par se dissocier de lui, jusqu’à oublier souvent de manger, et en ayant bien compris les règles du jeu: «Plus les chiffres de ma balance descendaient, plus ceux inscrits sur les chèques montaient.»
Elle accepte de danser nue dans «Blurred Lines» parce que c’est un clip réalisé par une équipe de femmes. Sur le tournage, Robin Thicke l’ignore, sauf pour plaquer froidement ses mains sur sa poitrine. Elle bondit en arrière, personne ne moufte vraiment. Mais son illusion de contrôler sa carrière éclate vraiment quand le plasticien reconnu Richard Prince vole des photos d’elle (et d’autres femmes) sur son Instagram, les imprime au format géant et vend les œuvres 90 000 dollars pièce. Emrata décide de se «racheter» elle-même, tout en constatant: «Ça me paraissait bizarre qu’un artiste de premier plan, sophistiqué, pesant infiniment plus lourd que moi, se retrouve en position de piquer un de mes posts Instagram et de le vendre comme si ça lui appartenait.» Il y a pire. En 2012, alors qu’elle est encore peu connue, son agent la convainc de poser gratuitement pour le photographe Jonathan Leder. Il réside loin, elle devra dormir sur place. Le shooting vire à la séance de nu, puis au viol, selon elle. A l’époque, Emrata, débutante, se tait. Depuis, Jonathan Leder a publié à la chaîne des livres, à 80 dollars l’ouvrage, avec les photos issues de cette séance. Sans jamais avoir demandé son accord.
«Par bien des aspects, capitaliser sur ma sexualité m’a valu des récompenses indéniables. Mais par ailleurs, même si c’est moins visible, devenir un sex-symbol mondial m’a menée à me sentir diminuée», écrit celle qui a même renoncé à ses désirs de devenir actrice après son expérience sur «Gone Girl», de David Fincher. Un rôle seins nus, encore, dont les commentaires sur le Net ont fini par la remplir de haine de soi: «Cette fille est incapable de rester habillée.» «Des jolis nichons mais il ne se passe pas grand-chose...» En 2017, elle a créé sa marque de maillots, Inamorata, pour s’autonomiser vraiment. En 2018, elle a épousé Sebastian Bear-McClard, un jeune producteur de cinéma indépendant. Début 2021, ils ont accueilli leur fils Sylvester, et leur vie semble aussi douce qu’un coton démaquillant. En pleine rédaction de «My Body», alors qu’elle évoque son projet dans la soirée arty où l’a traînée son mari, on lui lance: «Ah bon, vous faites ça toute seule? C’est vous qui l’écrivez? J’adore ce que vous faites avec les bikinis, apparemment, là, vous déchirez carrément.» C’est en donnant naissance que la nouvelle trentenaire a pris conscience de toutes les capacités de son corps. Loin de l’élément de déco auquel tout le monde l’assignait. Elle comprise. Et maintenant, elle et lui semblent avoir la vie devant eux.