Première publication le 22.05.2022
Impossible d’échapper à Mister Musk depuis qu’il s’est mis en tête, début avril 2022, de faire main basse sur le réseau social Twitter. Impossible aussi de rédiger cet article l’esprit tranquille: ce feuilleton économico-numérique rebondit chaque jour ou presque. Aux dernières nouvelles, le patron de Tesla et de SpaceX renoncerait à poser les 44 milliards de dollars (presque 20% de sa fortune personnelle estimée, et l’équivalent du PIB de pays comme la Serbie ou la Tunisie) sur la table en raison de l’influence négative de cette affaire sur le cours de l’action Tesla. Ce seraient désormais les propriétaires de Twitter, dans un premier temps réticents au rachat de leur réseau par Musk, qui feraient tout pour que l’affaire soit conclue.
>> Lire aussi: Elon Musk, le conquérant de la galaxie
Quelle que soit l’issue de cette partie de poker menteur, l’image de l’idole des jeunes (et moins jeunes) geeks n’en sort, cette fois, pas vraiment grandie. Car sur ce même Twitter, dont il est un utilisateur compulsif, l’industriel, sans doute agacé que son opération financière spéciale sur Twitter ne se passe pas comme prévu, a multiplié ces dernières semaines les messages échevelés et les commentaires vulgaires. L’autre jour, à la manière d’un enfant boudeur, il déclarait qu’il ne voterait plus jamais pour le parti démocrate, devenu selon lui «le parti des divisions et de la haine». Un genre de formule sans nuance qui n’est pas sans rappeler le style Trump, quand ce dernier avait encore le droit de sévir 20 fois par jour sur le réseau à l’oiseau bleu. Mais venant de quelqu’un comme Musk, qui répète que le but premier dans sa vie est de rendre la vie meilleure pour tous, voire de sauver l’humanité des catastrophes qui guettent, ces petites crises de rage sont paradoxales.
Il faut dire que tout chez Musk, dans sa vie comme dans son œuvre, est paradoxe. A commencer par l’affaire Twitter. Pourquoi le père des fusées SpaceX, une marque qui fête ses 20 ans en ce mois de mai 2022, veut-il, ou voulait-il, s’approprier cette vieille (2006) plateforme à blabla, bien moins rentable que des concurrents comme Facebook et Instagram? Interrogé à ce sujet par le magazine «The New Yorker», le journaliste économique vedette Matt Levine avoue se perdre en conjectures. Ce collaborateur du groupe Bloomberg suppose que Musk, appréciant à la folie cette tribune qui lui a permis de fédérer des millions d’adorateurs (et donc d’actionnaires), rêve tout simplement d’en devenir le grand manitou. Une fois aux commandes, l’industriel libertarien y rétablirait une tolérance totale de la liberté d’expression en commençant par le rouvrir à Donald Trump. Il promet aussi de moderniser Twitter et de le débarrasser de ses impuretés, notamment des faux comptes d’utilisateurs, pour en faire un instrument de démocratie directe.
Mais Matt Levine reste dubitatif face à cette attirance désintéressée. Le journaliste émet l’hypothèse que ce stratège de génie a imaginé un système machiavélique pour valoriser enfin Twitter à la hauteur de son influence dans le monde et sur les cours de la bourse. Les fameux tweets de Donald Trump à l’époque de sa présidence pouvaient provoquer des milliards de dollars de mouvements sur le marché des capitaux. Musk, qui a souvent un coup d’avance sur tout le monde, a-t-il en tête un système qui permettrait à Twitter d’aspirer quelques grosses miettes de cette agitation financière?
Mais il n’y a pas que Twitter dans la vie de Musk. Il l’a d’ailleurs précisé tout récemment sur… Twitter. Et de manière contraire à l’esprit du temps en guerre contre toute forme de sexisme. Il s’agit d’une image montrant un jeune homme se retournant pour lorgner une belle jeune femme dans la rue, sans égard pour sa propre compagne, bien entendu scandalisée. La scène est censée le représenter lui, Elon, «au bras» de ses voitures Tesla et se retournant pour lorgner Twitter. Chacun appréciera la finesse métaphorique du message. Ce manque de filtre, de surmoi est une autre caractéristique du personnage. Musk a sans doute donné l’explication médicale de ce trait de caractère tout récemment lors d’un show télévisé: il aurait été diagnostiqué autiste Asperger, ce qui expliquerait certaines bizarreries dans sa manière de communiquer, notamment son humour parfois d’une lourdeur indigne de son niveau intellectuel. L’homme est pourtant capable de bien se tenir et d’éviter tout dérapage, comme le prouvent ses dernières interviews filmées.
Cette forme d’autisme léger expliquerait également une capacité d’empathie relativement réduite. Un documentaire anglais inédit et très critique, diffusé début mai 2022 sur Channel 4, mettait en évidence un manager qui déteste plus que tout la notion d’impossibilité et le fait savoir de manière intimidante à ses collaborateurs. L’affaire inouïe du racisme sévissant dans certaines usines Tesla était également évoquée et démontrait que les valeurs éthiques minimales ne semblaient pas la priorité dans le monde merveilleux de la meilleure voiture électrique du monde.
Ce qui préoccupe Musk par-dessus tout, c’est que ses idées se concrétisent. Et ses plus grands succès sont tous des histoires d’entêtement. Tesla a longtemps flirté avec la faillite avant d’imposer la révolution électrique dans le monde de l’automobile et d’en devenir la marque leader incontestée. Ses fusées qui se désintégraient au décollage sont en train de réinventer l’astronautique. Et si la conduite automatique de ses Tesla n’est pas encore suffisamment fiable pour s’imposer, ce n’est qu’une affaire de temps.
Pourtant, n’en déplaise aux adorateurs de Musk, son idéologie libertarienne du tout est possible débouche aussi sur d’énormes bêtises. Certes, l’envoi de quelques astronautes sur Mars sera peut-être réalisable à moyen ou long terme, même si, comparativement à un vol habité sur la Lune (au minimum 200 fois plus proche de la Terre que la planète rouge), les contraintes logistiques seront extrêmement délicates. En revanche, tous les astrophysiciens un tantinet sérieux le diraient s’ils ne craignaient de passer pour des briseurs de rêve: la perspective de construire une ville martienne d’un million d’habitants confine au délire. Comment croire possible qu’une grande communauté d’êtres humains puisse vivre, ou plutôt survivre, ne serait-ce que psychologiquement, sur ce caillou hostile et sans vie, presque sans atmosphère et baignant dans la lumière blafarde d’un soleil anémique?
Le journaliste scientifique français Olivier Lascar, auteur du livre «Enquête sur Elon Musk, l’homme qui défie la science» (Ed. Alisio), a une explication: ces projets irréalistes serviraient de diversion. «Ses scénarios interplanétaires extravagants font oublier qu’il est en train de faire main basse sur l’espace.» Quand les foules et les décideurs regardent naïvement Musk pointer Mars du doigt, ils oublient en effet que celui-ci est en train de monopoliser impunément les orbites terrestres basses avec sa nuée de satellites Starlink, son réseau internet spatial. Les astronomes professionnels et amateurs du monde entier ont eu beau hurler à la mort, le patron de SpaceX a profité du vide juridique pour coloniser le ciel à 550 km d’altitude avec 2000 petits satellites. Il compte en envoyer 30 000. Même la NASA, avec laquelle Musk est désormais étroitement lié pour assurer les vols habités vers la Station spatiale internationale, commence à dire qu’il dépasse les bornes.
Mais ce profil psychologique de type «tout-est-possible-du-moment-que-c’est-moi-qui-le-dit» a sans doute aussi une part de sincérité. Son imagination en liberté ne supporte pas les limites. Cet homme paradoxal a conservé une part d’enfant, qui cohabite plus ou moins bien avec sa surpuissante capacité d’analyse. On retrouve cette étroite cohabitation de la raison et du fantasme dans sa sélection de livres de chevet. En 2009, le «New Yorker» lui avait demandé quelles étaient ses lectures favorites. Cette liste de sept ouvrages est merveilleusement baroque.
Elle commence par le consensuel «Seigneur des anneaux», de J. R. R. Tolkien, que tout quinquagénaire a forcément lu dans son enfance ou son adolescence. Plus intéressant, la biographie «Einstein – La vie d’un génie», de Walter Isaacson. Musk ne pouvait qu’être fasciné par ce franc-tireur de la physique qui a développé seul, par la seule puissance de son cerveau, un modèle de l’Univers bien plus performant que l’ancien modèle newtonien. Et Einstein avait aussi, au-delà de la science, un esprit très acéré vis-à-vis du monde et des humains.
Même remarque pour «Benjamin Franklin: une vie américaine», de Walter Isaacson. Elon Musk admire chez Franklin «son côté entrepreneurial parti de rien». La sélection de Musk devient plus originale avec «Le guide du voyageur galactique», de Douglas Adams, un ouvrage humoristique sur les sciences. Mais le bouquin le plus décalé en tant que livre de chevet reste «Structures et matériaux. L’explication mécanique des formes», de J. E. Gordon. «C’est vraiment bien si vous avez besoin d’une introduction à la conception structurelle», expliquait Elon Musk au micro d’une radio californienne. Et pour le commun des mortels, c’est sans doute très bien aussi pour trouver le sommeil.
>> Lire aussi: Le monde selon Elon Musk (édito)