A Hollywood, en 2020, alors que les acteurs et les actrices peinent encore à évoquer ouvertement leur homosexualité, de crainte de manquer un rôle, de saborder leur image-vitrine, voire d’oblitérer leur carrière, le changement de prénom et de genre d’Elliot Page, comédien et militant actif au sein de la communauté LGBTQ+, marque un jalon historique. Exit Ellen*, son prénom attribué à la naissance jusqu’au 1er décembre dernier où tout a basculé à l’occasion de la publication d’un message fort sur son compte Twitter: «Hello les amis, je voulais partager avec vous que je suis trans…» A sa demande, il faut désormais dire «il», l’évoquer au masculin et parler du comédien canadien de 33 ans. Même s’il fut la révélation, en 2007, du film phénomène Juno, l’histoire de cette lycéenne enceinte qu’il campait avec grâce. Cette année, il est Vanya, une violoniste aux super-pouvoirs dans la série The Umbrella Academy sur Netflix, un rôle qu’il n’abandonnera pas.
S’il s’est exprimé publiquement, c’est que sa démarche est à la fois personnelle et politique. Il s’agit de prendre la défense des personnes transgenres. Toutes celles et ceux qui, contrairement à lui, n’ont pas un statut de star en guise de bouclier, sont la cible d’agressions, se suicident, tentent de le faire pour 40% d’entre eux ou finissent assassinés. «Aux Etats-Unis, ils étaient 40 en 2020, en majorité Noirs ou Latinos», rappelle-t-il.
En 2014 déjà, son coming out à la tribune du gala Human Rights fut salué. «Je suis ici aujourd’hui parce que je suis homosexuelle (le féminin renvoie ici à Ellen*, ndlr). Et parce que… peut-être que je peux changer les choses. Pour aider les autres à vivre une vie plus simple et avec plus d’espoir.» En marge de sa carrière débutait le combat d’une vie. «Je sens que j’ai une obligation personnelle et une responsabilité sociale. Je le fais aussi égoïstement, parce que je suis fatiguée de me cacher et de mentir par omission. J’ai souffert pendant des années parce que j’avais peur d’être «découverte». Mon esprit, ma santé mentale et mes relations en ont souffert. Et je me tiens ici, aujourd’hui, avec vous, de l’autre côté de la barrière de cette douleur […] parce que nous méritons tous de vivre pleinement l’amour, à égalité, sans honte ni compromis.» Deux ans plus tard, la sortie de Free Love sera l’occasion de s’en prendre au milieu du cinéma: «Quelque chose à Hollywood et dans l’industrie cinématographique me faisait clairement sentir que je ne pouvais pas l’avouer.»
Elliot Page a trouvé cet amour. Il est marié depuis 2018 à la danseuse et chorégraphe Emma Portner, son premier soutien. Mais, malgré sa notoriété, il ne cache pas que ce nouveau chemin, s’il est libérateur pour lui et prometteur pour d’autres, reste semé d’embûches. «Je demande de la patience. Ma joie est réelle mais fragile. La vérité est que, bien que je me sente profondément heureux et privilégié, je suis effrayé. J’ai peur des gens intrusifs, de la haine, des «blagues» et de la violence.» Tout est là, posé à la face du monde, entre le bonheur de s’accomplir et la peur du refus. Au passage, il pointe les dirigeants politiques, cible indirectement le président Donald Trump et ses partisans. A ses yeux, ils ont «criminalisé les soins médicaux pour les trans et nié leur droit d’exister». Il ajoute à l’adresse de tous ceux qui profitent de leur notoriété pour «distiller de l’hostilité envers la communauté trans» ces mots percutants: «Vous avez du sang sur les mains. Vous déversez une rage répugnante et méprisante sur elle. […] Cela suffit. Je ne resterai pas silencieux.»
A l’heure du récit des premières années, on rappelle, comme le firent «Les Inrockuptibles» en 2008, qu’à Halifax, l’enfant que ses parents habillaient en fille «était un garçon manqué grimpant aux branches des arbres», qu’il était attiré par la figurine du jouet viril Action Man et qu’il jouait au foot. Les rares images existantes montrent un joli bambin, le cheveu court, parce que, en dehors de tout déterminisme, c’était surtout plus pratique. Son éducation dans un lycée bouddhiste n’est pas étrangère à sa démarche humaniste, lui qui a été élevé par Martha, sa mère, prof de français, et Dennis, son père, graphiste. Les premiers pas devant la caméra se feront dès l’âge de 10 ans, à la faveur d’une visite, dans son école, du comédien John Dunsworth qui l’engagea dans la série Pit Pony. C’est l’amorce d’une carrière sans faille, passant par Inception de Christopher Nolan ou encore To Rome with Love sous la direction de Woody Allen. Sans faille, mais pas sans blessures, comme évoqué en 2017, sur Facebook, dans le tumulte de l’affaire Weinstein.
Il y fustige alors Brett Ratner, le réalisateur de X-Men 3. Le premier jour de tournage, au moment des présentations, le cinéaste adressa ces mots à l’une des actrices en faisant allusion à Page: «Tu devrais la baiser pour lui faire réaliser qu’elle est gay.» A 18 ans, dans le secret de sa véritable identité, cette phrase l’épouvanta. «Je me suis sentie violée. Je regardais mes pieds sans rien dire, personne n’a réagi. Cet homme, qui m’avait choisie pour son blockbuster, démarrait des mois de travail avec cette remarque horrible. Il m’a «outée» sans se demander quel effet ça pourrait avoir pour moi.»
Il y eut aussi cette main baladeuse sur sa jambe, à 16 ans, lors d’un déjeuner professionnel ou, la même année encore, une proposition à coucher avec un garçon de 20 ans, émanant d’un autre homme. Il souhaitait recueillir ensuite de sa bouche le récit détaillé de cette aventure d’un soir. «On a appris que le statu quo qui existe autour de ces comportements protège des gens qui ne le méritent pas, tout en méprisant les victimes. Ne laissons plus ces comportements être la norme. Je suis reconnaissante envers ceux qui parlent des abus, de leurs traumatismes. Vous brisez le silence», écrira Page. Il dira à une autre occasion: «Ce que j’aime dans le métier, c’est de pouvoir se perdre complètement dans quelqu’un d’autre. Je ne suis pas très à l’aise quand je suis reconnu.» C’est désormais chose faite, grâce, cette fois, à son seul courage et à sa volonté.
* Par souci de compréhension, le prénom a été exceptionnellement utilisé à quelques très rares occasions dans ce texte.