Elle a certainement des talents cachés d’orpailleuse. Une dénicheuse de pépites d’acteurs. Hier, c’était Kacey Mottet Klein, sorti de terre vaudoise à l’âge de 8 ans, qui a illuminé le film «Home», avant de se distinguer dans «L’enfant d’en haut» et de poursuivre une magnifique carrière en tournant avec les plus grands.
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Aujourd’hui, Ursula Meier nous présente Elli Spagnolo, tout juste 14 ans. «A star is born» et ce n’est pas qu’une boutade. On les rencontre dans ce tea-room lausannois à l’occasion de la sortie du film «La ligne», le dernier de la réalisatrice franco-suisse. Ce qui frappe d’emblée, c’est la maturité surprenante de cette jeune écolière. Sa gravité et sa concentration, aussi, qui expliquent certainement un jeu d’actrice déjà affirmé pour quelqu’un qui n’avait aucune expérience cinématographique. Choisie parmi 700 candidates, la jeune Lausannoise y joue la cadette de trois sœurs. Un rôle pivot et important où l’adolescente, tiraillée entre deux fidélités, est prise en tenailles entre sa mère (incarnée par une Valeria Bruni Tedeschi sur le fil du rasoir) et sa sœur aînée, Margaret (à qui l’épatante Stéphanie Blanchoud prête son visage).
«Une douce folie venue de l’enfance»
Le film s’ouvre sur une scène de violence dont les vibrations ondulent à travers le film. La sœur frappe la mère, qui tombe et se blesse. En attendant son jugement, elle est soumise à une mesure stricte d’éloignement: plus de contact avec sa mère pour une durée de trois mois et interdiction de s’approcher à moins de 100 mètres de la maison familiale. Marion, la cadette, interprétée par Elli, va alors avoir cette idée un peu folle de tracer une ligne bleue à la peinture autour de la maison. La ligne de démarcation que sa sœur doit lui jurer de ne pas franchir. Dont elle sera la gardienne. Au-deçà et au-delà de laquelle s’organiseront ses rapports avec cette sœur qu’elle aime mais ne peut laisser approcher.
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«Tracer une ligne comme ça, c’est quelque chose que j’aurais pu faire, une douce folie que l’on ose dans l’enfance ou l’adolescence», confie Ursula Meier, qui avait envie depuis longtemps de traiter de la violence féminine au cinéma. Même si le personnage le plus violent n’est pas forcément celui que l’on croit. Le rôle d’Elli est capital dans ce long métrage où elle est d’une justesse folle du début à la fin. «A la première seconde, j’ai vu qu’il se passait quelque chose entre elle et la caméra, poursuit Ursula. Tout à coup, on sent qu’il y a quelque chose, une grâce incroyable, l’objectif l’aime, c’est fort et puissant.. Après, bien sûr, il faut qu’il y ait du talent et c’était le cas; j’ai été très impressionnée dès que j’ai commencé à travailler avec elle. Elli est capable à la fois d’une immense sincérité et de profondeur dans son jeu tout en pouvant par moments être âpre et brutale.» Un tournage, c’est long et éprouvant. Pour être sûre que la jeune fille tienne la distance, la cinéaste l’a soumise à une journée intense de répétitions à Genève avec Stéphanie Blanchoud. «Je l’ai fait répéter un nombre incroyable de fois.» Ce fut concluant.
Comme un explorateur qui découvre une «terra incognita», se retrouver face à un ou une jeune vierge de toute méthode de jeu est un cadeau magnifique, une aubaine pour une metteuse en scène qui a aussi à cœur de préserver une part de spontanéité propre à l’enfance ou à l’adolescence. Elli avait bien tourné quelques vidéos sur TikTok, «mais ça n’a rien à voir», s’exclame l’adolescente. Elle a accompagné Ursula Meier à la Berlinale, où le film était en compétition. Pas d’Ours cette fois-ci pour la réalisatrice habituée aux récompenses – même si «La ligne» aurait certainement mérité un prix –, mais ce fut l’occasion pour la jeune actrice de découvrir un univers étranger à sa vie de tous les jours. A la maison, elle est comme tous les ados de son âge, plutôt «Stranger Things» et Millie Bobby Brown. Même si, dit-elle, elle a beaucoup aimé «Home» et «L’enfant d’en haut». «Son jeu me fait d’ailleurs beaucoup penser à celui de Léa Seydoux», avance encore la réalisatrice. Ce qui n’est pas un mince compliment.
Au moment de notre rencontre, le tournage du film semble déjà un peu loin et Elli a retrouvé depuis longtemps la grande maison familiale dans la campagne vaudoise, où elle vit avec son frère, ses deux sœurs, ses parents, cinq chiens et deux chats. Manquer l’école n’a pas été un problème. «J’avais peur de redoubler, alors j’ai rattrapé deux mois en une semaine!» Elle se réjouit bien sûr que le film sorte enfin sur les écrans, mais avoue un léger trac. «J’ai peur que mes amis me regardent différemment.» Déjà qu’on l’a reconnue au McDo. Et qu’elle a dû signer un autographe sur le tapis rouge du Festival du film de Zurich. «J’avais un peu la boule au ventre. Je dois m’exercer à faire ma signature», sourit-elle. Ses parents la soutiennent mais souhaitent aussi la préserver. Préserver son enfance, qui doit se dérouler le plus normalement possible. Plusieurs propositions de rôle lui sont déjà parvenues sans qu’elle donne suite. «Elle continue à s’émerveiller d’avoir vécu cette aventure, mais elle était aussi heureuse de retrouver sa vie ordinaire», raconte sa maman.
La méthode Ursula Meier
Kacey Mottet Klein avouait dans une interview être toujours imprégné de la manière de travailler d’Ursula Meier. «On doit aller à 200% dans la sensation, jouer même avec ses doigts, ses phalanges jusqu’à être le personnage.» Des propos qu’Elli valide à son tour avec vigueur. «Il n’a pas exagéré. Ursula te pousse au bout du bout, ça peut faire peur mais ça fait aussi du bien! Par exemple, dans le film, Marion est asthmatique, alors Ursula me faisait courir, courir avant la scène pour être essoufflée.»
«Je crois beaucoup au travail sur le corps, comme dans cet exemple, renchérit la cinéaste. Mais attention: je demande et travaille toujours avec bienveillance. C’est André Téchiné qui disait qu’il faut pousser l’acteur loin et, quand la scène est finie, on est là pour le prendre dans ses bras!» Ursula ne dit pas toujours «Coupez!», ajoute Elli, et la scène peut continuer longtemps. Et Ursula d’expliquer que l’interrompre peut parfois faire perdre «quelque chose de très fragile en train de naître sur le visage, qui est un paysage, et qui sera impossible à retrouver».
On demande à Elli si, confrontée à la même situation familiale, elle aurait réagi comme Marion. «Je crois, oui. Et toi?» demande-t-elle à Ursula en se tournant vers elle. «Je suis aussi la dernière de la fratrie. J’aurais bien été capable de mesurer avec une corde, comme Marion, un rayon de 100 mètres autour de la maison familiale puis de peindre sur de l’herbe des routes afin de préserver ma famille.» Rires partagés. Bizarrement, ce ne sont pas les scènes où il y avait de la tension, une certaine violence qui ont été pour Elli les plus difficiles à tourner. De même, aucun problème avec celles de nuit par une météo glaciale. La jeune comédienne n’a jamais utilisé la petite chaufferette qu’Ursula avait prévue pour elle! Non, ce qui a été plus difficile, reconnaît-elle, ce sont ces fameuses scènes où il a fallu chanter et prier. «Je n’ai jamais prié de ma vie ni chanté devant quelqu’un!» Et pourtant, affirme Ursula Meier, «elle chante parfaitement bien» et aurait tout à fait pu se présenter à l’émission «The Voice Kids» qu’elle a souvent regardée. Stéphanie Blanchoud, qui est aussi chanteuse dans la vie, l’a beaucoup soutenue. Elli n’a en revanche pas croisé Benjamin Biolay, qui joue dans le film et a aussi signé une chanson en duo avec Stéphanie Blanchoud, mais a découvert les blagues de Thomas Wiesel, qui interprète son beau-frère.
On n’a pas fini d’entendre parler d’Elli Spagnolo. Elle a désormais un agent à Paris, le même que Kacey Mottet Klein et Omar Sy. Ursula Meier a participé au choix de l’agence parce qu’elle se sentait une responsabilité. Après tout, son film peut totalement bouleverser le destin de sa jeune interprète. «Le but n’est pas de faire tourner Elli à tout prix, reconnaît-elle. C’est important qu’elle continue l’école, son ouverture sur le monde, même si, bien sûr, j’espère la retrouver un jour dans un de mes films.» Une chose est sûre: on ne va pas attendre très longtemps!