On entre en littérature un peu comme on entre dans les ordres. Pour répondre à un appel intérieur. Résolument. Au moment où sort son troisième roman, Vladivostok Circus (Ed. Zoé), récit consacré à un trio qui s’entraîne à la barre russe confiné à l’extrémité orientale de la Sibérie, la Jurassienne Elisa Shua Dusapin, 28 ans bientôt, s’étonne encore de pouvoir vivre de sa très jolie plume. «Jamais je ne me suis imaginée écrivain plus jeune, confie-t-elle. Moi, je voulais être éthologue, étudier le comportement animal. Cela me surprend d’avoir emprunté ce chemin. Je ne suis d’ailleurs pas certaine que ce soit ma voie pour toujours.» L’aveu est aussi sincère qu’inattendu.
Ses trois romans parus à ce jour ont successivement emmené ses lecteurs en Corée, berceau de son ascendance maternelle, au Japon et à l’extrémité orientale de la Russie. On imagine donc leur auteure en globe-trotteuse, disciple de Nicolas Bouvier. A tort. Si elle a, certes, visité chacune des destinations évoquées, elle se défend d’être un écrivain voyageur. Ses pérégrinations, elle les justifie par une quête d’origines et la dissémination de sa famille franco-coréenne, au Pays du Matin calme et aux Etats-Unis notamment, des bourses et des résidences littéraires (le château des Allues en Savoie, New York), des voyages entrepris par son compagnon enfin, un Ajoulot comme elle, réalisateur à la RTS. Elle révèle son envie «d’arpenter un jour, à cheval, les vastes plaines mongoles», puis souligne: «Je souhaite prendre de moins en moins l’avion.» Propos moins contradictoire qu’il n’y paraît.
De jolis yeux en amande, des mains délicates, une silhouette de sylphide – «je fais beaucoup de sport, marche et course à pied surtout» –, toute de noir vêtue, Elisa Shua Dusapin rejette l’image de fragile poupée de porcelaine qu’elle renvoie malgré elle. «Je peux être très rock’n’roll!» affirme-t-elle. Soit. La voix est aiguë. Douce. Le langage posé. D’un naturel réservé? Elle ne dément pas: «Dans un groupe, je ne serai pas la grande gueule de service, mais plutôt celle qui écoute et ne sait pas trop quand parler.» Ça ne l’empêche pas de faire du théâtre.
Aînée de quatre sœurs «très différentes» – «je suis un peu l’ovni de la famille» –, volontiers solitaire, la romancière dit se «lasser très vite des choses». Pour écrire ses romans, elle se met volontairement en marge. Dans sa bulle. Le processus est fastidieux. «Pour moi, l’écriture est un artisanat. J’écris hyper lentement.» Un travail de dentellière. Une fois l’inspiration passée, ce qu’elle décrit comme un «moment très court installant le récit, gribouillé à la hâte sur un carnet», vient la besogne. Un temps durant lequel la progression, «guidée par un idéal de perfection inaccessible», est lente, éprouvante, dévorante.
«J’oublie facilement de manger quand j’écris», avoue-t-elle, ajoutant être aussi insomniaque. Le style Shua Dusapin, très imagé – elle a d’ailleurs toujours dessiné et affirme se sentir «plus visuelle que littéraire» –, procède en phrases courtes et précises où les adverbes sont rares. Le rythme du texte rappelle Jean Echenoz, une référence en la matière. Très pudique dans la vie, la romancière souligne se livrer sans retenue à travers chacun de ses personnages. «Pour moi, l’écriture romanesque est la manière la plus vraie d’exprimer ce que je ressens de plus intime. J’exorcise par ce biais des nœuds émotionnels, souvent ancrés dans mon enfance.» Si elle n’écrivait que des romans, elle craindrait de se perdre dans cette introspection ou, pire à ses yeux, de devenir nombriliste, d’où la nécessité pour elle d’explorer d’autres formes d’écriture (théâtre, scénarios, etc.).
Vladivostok Circus est son premier roman entièrement écrit dans le Jura, la région où réside cette fille d’un acuponcteur naturopathe français, entraîneur de taekwondo, et d’une Coréenne fine lettrée, interprète dominant sept langues, douée de surcroît pour les affaires. Avec pour modèle cette mère «impressionnante», elle-même arrivée en Suisse enfant lorsque ses parents ont été nommés à la direction de l’orphelinat coréen du village Pestalozzi de Trogen, en Appenzell, la future écrivaine finit par s’épanouir «enrichie de deux cultures» et non déchirée, insiste-t-elle. Elisa Shua Dusapin relève que «le confucianisme, à travers le respect des aînés, des profs et la déférence aux parents» a profondément marqué son éducation familiale.
Elle a 5 ans lorsque ses parents s’installent à Bressaucourt, village ajoulot en cul-de-sac, éloigné de Porrentruy de quelques kilomètres. «Cela n’a pas été facile au début, se souvient-elle. A l’époque, notre famille détonnait vraiment. A l’école enfantine, où je n’aspirais qu’à m’intégrer, j’étais «la Chinoise». Blessée, j’ai longtemps tout fait pour gommer cette part de moi-même.» Après un déménagement à Porrentruy, la petite Elisa effectue en «élève modèle et plutôt solitaire» sa scolarité obligatoire dans le privé, à Sainte-Ursule puis au collège Saint-Charles, en section bilingue français-allemand.
Le passage au lycée cantonal sera déterminant. Pour la petite histoire, à l’occasion d’un stage, celle qui est déjà une grande lectrice rencontre celui qui partagera sa vie quelques années plus tard. De simple étudiante, Elisa Shua Dusapin va peu à peu se transformer en auteure, entamer et achever sa métamorphose. «Je dois beaucoup aux enseignants qui m’ont donné le goût d’écrire, notamment Monique Godinat, Nicolas Babey et Dominique Blétry: mes deux profs de français et l’experte qui a jugé mon travail de matu – une création littéraire. Sans eux, rien ne serait arrivé. Je n’avais jamais écrit une ligne au préalable!» Le bac a décidé de la suite de sa formation. Une étape cruciale qui l’a également enracinée à Porrentruy.
«En 2016, j’ai publié mon premier roman, Hiver à Sokcho (Ed. Zoé). Je me suis sentie portée par le Jura», poursuit-elle, reconnaissante. Elle se voit nommée ambassadrice du canton. Une fierté. «A Paris, cela m’a si souvent agacée d’être considérée avec condescendance comme la petite Suissesse. Aujourd’hui, je défends la francophonie et j’adore rappeler que je viens de Porrentruy, cette petite cité médiévale nichée dans un écrin de nature où je suis dans mon cocon. Plus ça avance, plus je me sens d’ici et en même temps, si j’aime tant Porrentruy, c’est aussi parce que je m’en éloigne régulièrement.» C’est du reste en ralliant Tokyo depuis le chef-lieu ajoulot, en train via le Transsibérien, puis en bateau, que l’idée de Vladivostok Circus, son dernier roman, a jailli.
Que cette jeune femme mystérieuse et hypersensible qui raffole du thé fumé, joue du violon et voue une passion au tango argentin ait choisi d’ancrer ses racines dans la capitale de la gargantuesque Saint-Martin apparaît décalé. Elisa Shua Dusapin est pleine de surprises. On l’imagine végétalienne, menant une vie d’ermite. Elle corrige: «J’adore recevoir et plus encore cuisiner pour mes invités.» Quelque mets raffiné rappelant ses origines coréennes? Elle éclate de rire: «Non, je suis une obsédée du fromage, genre limite je stresse si je n’en ai pas dans mon frigo!» Pour la diététique, on repassera.
Synesthésique, elle mène aussi plusieurs activités en même temps, sauf quand elle écrit un roman, la romancière résiste au matérialisme ambiant. «Je n’accumule rien», avoue-t-elle. Elisa Shua Dusapin admet vivre «en décalage» avec son époque. Elle n’a pas la télé, «déteste le téléphone» et, quand elle écrit, laisse sa boîte e-mail déborder. «Le temps de l’écriture romanesque est l’inverse du temps réel, observe-t-elle. Je suis horripilée par l’instantanéité du monde actuel et ses injonctions à répondre sans délai. Moi, j’envoie encore des lettres manuscrites par la poste. Je considère que le plus grand privilège que m’octroie l’écriture, c’est de pouvoir jouir de mon temps comme je l’entends.»
Retenant d’une main son chapeau tandis que ses longs cheveux noirs lui fouettent le visage, elle s’éloigne, disparaissant dans l’une de ces étroites ruelles pavées qui font le charme de Porrentruy. Un vrai courant d’air. Revigorant.