A part sa mère à certains instants graves, le monde entier l’appelle Duja. Cela lui va comme les Dr. Martens qu’il ne quitte jamais. Parlant fort et clair, le pantalon finissant gaiement aux mollets, Duja pourrait sortir d’une bande dessinée, c’est un lutin dark et ardent surgi de ces «comics» Marvel qu’il dévorait enfant.
Mais qu’on ne s’y trompe pas: empli d’humanité, aidé par une faramineuse «mordache» et une curiosité vivace, il a inventé à la fin des années 1990 sur Couleur 3 une manière à lui, fine et drôle, de tendre le micro aux badauds sur les trottoirs romands. Puis, dès 2012, il a su célébrer les artisans de la gastronomie, jusqu’aux plus minuscules, à l’enseigne de «Bille en tête», avec le cuisinier Philippe Ligron, autre rugbyman des ondes, qu’il adore et qui l’épate encore. L’émission s’achève dans quelques jours. Elle a montré qu’on pouvait éclater de rire dans une cuisine tout en parlant d’histoire et en éclairant des gens et des endroits dont on ne parle jamais dans les grands guides. Duja l’a servie avec son sens de la rupture qui cingle cultivé à Couleur 3, il a lutté pour qu’on ne s’assoupisse jamais dans les sauces béchamels.
Duja, d’accord. Mais Patrick Dujany, animateur à la RTS, enfant du Jura bernois, qui est-il? Il arrive au rendez-vous en avance, s’est gentiment excusé au préalable d’un possible retard. Il donne tout son temps et il se raconte, direct mais non sans pudeur, soucieux que tout se passe bien, organisant, précédant la demande pour que nous soyons heureux.
Généreux, l’œil vissé dans le vôtre, il oscille entre la modestie naturelle des Jurassiens et un tempérament extraverti, à fleur de peau. «Je sais. Je suis hypersensible, j’ai une énergie qui m’entraîne d’un instant à l’autre tout en haut ou tout en bas.» Il reconnaît aussi, sous un sourire d’enfant de 48 ans, qu’il peut vite monter les tours, «même sans que l’autre parle, juste à cause des vibrations… Si on me cherche, je peux devenir improductif et ressasser. Cela dit, avec les micros-trottoirs, j’ai peut-être développé un sixième sens, un radar qui me permet de lire les gens en creux, de saisir ce qu’ils pensent. Cela m’a souvent sauvé.»
Oublions Duja et zoomons sur Dujany, qui s’écrit avec un «y». Le nom de famille est originaire du val d’Aoste. Son père y est né, il y parlait le patois savoyard, le même qu’à Evolène (VS). Sa mère vient de Moutier, autre région minoritaire et batailleuse. «Ma mère, je l’appelle tous les jours. C’est un roc. Un caractère fort et indépendant, qui ne lâche jamais rien. Avec un côté théâtral, commedia dell’arte. Je l’adore et c’est à elle que je ressemble le plus.»
Dans les années 1970, ses parents deviennent restaurateurs à Moutier. Ils tiennent le Las Vegas, fief autonomiste de haute volée, où les leaders jurassiens, de Lachat à Béguelin, ont tous passé un jour. Duja, qui grandit là, restera fils unique. «Cela t’oblige à créer des univers imaginaires. Petit, c’est très prétentieux, mais je me souviens que je n’aimais pas jouer avec les autres. Je trouvais qu’ils ne savaient pas.» Lui, il s’invente seul des combats épiques de Playmobil entre pirates du passé et héros du futur. «C’était toujours pareil: un justicier solitaire débarquait et soumettait les gros méchants.» Déjà, le sens de l’injustice le vrille. Il le puise dans l’exemple de son grand-père, ouvrier en machines-outils. «C’était un bon type, un militant de gauche qui voulait juste que le monde aille mieux. Je le répète, je ne supporte pas l’injustice, sans doute aussi parce que mon père était un migrant.»
Son père, décédé en 2005? «Je me demande si je n’ai pas passé plus de temps avec mon grand-père qu’avec lui. Il était toujours au travail et moi dans ses pattes, ou en vadrouille. Mon père était plutôt un grand frère, sans lui faire insulte. Un clown, un fanfaron, un fou de dérision, jusque sur son lit de mort. Ma mère avait en réalité deux enfants à la maison. J’ai aussi été élevé par ma marraine, la Gil, et ma grand-mère.» Ce père, avec qui il livre des joutes verbales d’une violence ultime à l’adolescence, lui transmet le goût de la lecture, de la culture. C’est lui qui, un jour de 1996, le convoque et l’oblige à répondre à une offre d’emploi de la SSR. «Sans lui, je n’y serais jamais allé. Je sortais de plusieurs échecs scolaires et professionnels, je passais mon temps à boire des coups avec mes copains.»
A Moutier, où il nous emmène quelques jours plus tard, la scène principale de son enfance est encore là, intacte ou presque. C’est la rue de l’Hôtel-de-Ville, pavée, en pente, celle qu’on voit à la télévision quand les votations coupent la cité en deux. Il avait à peine 10 ans quand il y a osé son premier micro-trottoir, des questions autour du Mondial 1982, avec un enregistreur Philips à touche rouge, offert par son père.
Au bas de la rue, le Las Vegas a changé de nom. «Ici, à l’époque, il y avait toujours une vitre cassée, à cause des rixes», rigole un client. Plus haut, les drapeaux jurassiens flottent toujours au fronton de l’hôtel de ville, au désespoir de l’autre camp. «Bon, ne compte pas sur moi pour te faire de grands discours là-dessus! On sait de quel côté je suis. Mais Moutier n’est pas seulement cela. C’est une ville vivante, culturellement, gastronomiquement. Dans les années 1970, avec la prospérité, elle était encore plus foisonnante, avec des épiceries et des bistrots partout, une équipe en Ligue A de football. Il y avait toutes les infrastructures pour s’épanouir, avec l’envie de bouffer le monde. Moutier est encore bien, avec une vraie vie culturelle, des commerçants à portée, des circuits courts.»
Passe une figure du lieu, Pierre-Yves Theurillat, fondateur du groupe Galaad, poète, que Duja admire. «Duja, jeune, il était toujours dans le jeu», sourit le musicien. Mains sur les hanches, pas du genre à raser les murs, le trublion acquiesce: «Je suis souvent en représentation, c’est vrai.» Joueur compulsif mais fidèle à ses amitiés, les cultivant. «Longtemps, pourtant, je ne suis plus revenu ici, j’avais besoin de la ville, j’étais à Lausanne. Maintenant, j’y tiens.» Meilleure preuve, à côté de son groupe de toujours, MXD, il vient de reformer celui d’il y a vingt-cinq ans, D-Fender. Ce soir-là, il ira répéter avec eux, dans une ancienne remise villageoise sur laquelle son ami batteur a bâti sa maison. Ils se retrouvent avec chaleur, s’apostrophent et jouent des heures entières. Les harmonies metal résonnent en hymne à la fraternité.
Revenons dans les années 1980. A l’école, s’il est fasciné par les marginaux, style Blanchard chantant «Rock Amadour», Duja enfant n’a rien d’un révolté. «J’étais espiègle et facétieux, mais pas difficile. J’ai toujours aimé apprendre. J’étais assez anxieux, plutôt réservé.» C’est un lecteur, il aime les aventures de Papillon, découvre le vertige des mots. Au football, ce révélateur, il joue surtout en défense. «Ce peut être cruel, une équipe de foot. On m’appelait Rambo, je n’étais pas très technique. Souvent, je ne comprenais pas qu’on ne tire pas tous à la même corde. Si on me dit que j’ai de la répartie, c’est parce que j’ai dû apprendre à me défendre.»
En arrivant à Lausanne, où il vivra quinze ans dans le centre – «des années de fête absolue et d’une vie de patachon, jusqu’à se mettre en danger…» – il mettra d’abord du temps à sentir l’esprit ambiant. «Nous, les Jurassiens, sommes habitués à nous invectiver puis à finir par en rire. Comme nous sommes une minorité, nous devons nous distinguer. On utilise le langage, l’ironie, l’humour noir. Il y a un côté très belge chez nous, surréaliste, une autodérision que je n’ai pas retrouvée à Lausanne.»
Il regarde Moutier, mais surtout devant lui. Après Bille en tête, une nouvelle émission l’attend à la rentrée, aux mêmes heures, avec l’envie d’arpenter chaque matin les bourgades du pays, petites ou moyennes, Olten (SO), Meyrin (GE), Le Locle (NE), en partant de leurs gares. «Je me vois comme un passeur, j’aime mettre les gens en connexion.» Il s’y prépare avec détermination tout en finissant son deuxième livre, qui sort à l’automne.
Le demi-siècle guette. Y aura-t-il un jour la place pour un petit Duja? «Je n’ai jamais ressenti le besoin d’un enfant, même si je ne dis pas que je n’en aurai pas, lâche-t-il. Seulement, les amis qui en ont eu à la quarantaine, on ne les voit plus. Or je veux continuer à faire de la musique, à vivre fort.» L’émotion perle, il ne résiste pas à la saccager d’une boutade, avec santé: «Et il serait dangereux de laisser des enfants à un ado attardé…»