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Drame de Gênes: «En Suisse, on maîtrise les rénovations»

Les hommes construisent des ponts, des viaducs et des passerelles depuis l’Antiquité. Où en sont aujourd’hui la recherche et le développement? L’avis d’un grand spécialiste tourné vers l’avenir.

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C’est pour le viaduc de Chillon que j’ai un coup de cœur. C’était une structure extraordinaire à l’époque de sa mise en service en 1974. Keystone / FABRICE COFFRINI
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Eugen Brühwiler, Professeur à l’EPFL, laboratoire de maintenance, construction et sécurité des ouvrages. DR

Eugen Brühwiler, Professeur à l’EPFL, laboratoire de maintenance, construction et sécurité des ouvrages.

Une tragédie comme celle de Gênes sera-t-elle impossible avec les ponts de l’avenir? Pourra-t-on entretenir ces ouvrages plus facilement, à moindre coût? Pour le professeur Eugen Brühwiler, c’est certain. A condition que le génie civil se tourne vers l’innovation.

Quelles sont les premières conclusions avant enquête à tirer de la tragédie de Gênes?
Il faut absolument surveiller ces ouvrages et les entretenir de manière rigoureuse, sans différer les travaux nécessaires.

Les options de construction du pont Morandi de Gênes sont-elles mauvaises?
Il est trop facile de critiquer les choix conceptuels d’un collègue. Ce qui caractérise cette construction, c’est la longue portée de son tronçon central. Cela implique une plus grande vulnérabilité. Ce pont n’a jamais été optimal du point de vue de la durabilité et de la maintenance. Et il a des détails de construction vitaux pour sa structure, comme ses câbles singuliers. Il fallait dès le début le le surveiller et l’entretenir.

Justement, le choix des câbles porteurs, d’une structure haubanée, est-il une prise de risque?
Non, absolument pas. Le pont de la Poya à Fribourg a plusieurs câbles. mais contrairement au pont Morandi, si l’un d’eux se brise, les autres assurent le surpoids engendré. Ce n’était pas le cas à Gênes, ou une telle rupture peut être la cause principale de la catastrophe.


Arrivons-nous dans des années sensibles sur ce plan-là dans la mesure où un grand nombre d’ouvrages d’art datent des années 1960 et 1970?
Les premières constructions en béton datent du début du XXe siècle, mais la large utilisation de ce matériau dans le génie civil commence en effet avec le développement des réseaux autoroutiers dans les années 1950. Nous gérons ainsi un grand parc d’ouvrages d’art en béton qui ont une moyenne d’âge située entre 40 et 60 ans. Mais tout cela est pris en compte depuis le début des années 1980, avec la constatation à cette époque des effets corrosifs, notamment des sels de déverglaçage sur les aciers d’armature. Ces phénomènes d’endommagement sont très bien connus aujourd’hui, mais il faut agir au moment opportun. C’est cela, le point crucial: car si on rate les échéances de rénovation, pour cause. soi-disant, de budget, l’endommagement augmente, souvent de manière accélérée, et les frais de rénovation avec, ainsi que, bien sûr, le risque d’accident.

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«Le pont de la Poya est un très bel ouvrage, emblématique de l’état de l’art actuel. KEYSTONE / LAURENT GILLIERON


Est-ce que la planification de ces rénovations est rigoureuse?
En Suisse, la thématique est bien maîtrisée. L’Office fédéral des routes et les CFF ont développé des systèmes de gestion perfectionnés de leur parc d’ouvrages. Aucun d’entre eux n’est oublié et les responsables de maintenance disposent des informations tout de suite. Ils connaissent les priorités, savent quels travaux peuvent être effectués à quel moment, détiennent les arguments pour obtenir des budgets. Mais il y a toujours une marge d’amélioration.

Cette surveillance est à la fois humaine et électronique?
Elle est d’abord et surtout humaine sous forme d’inspections visuelles tous les cinq ans. Et elle est aussi et de plus en plus assurée par des capteurs installés sur certains éléments des ouvrages. Ces instruments écoutent en quelque sorte les battements du cœur d’une structure. Avec mon équipe de l’EPFL, nous surveillons ainsi trois ponts et une éolienne. Nous lisons sur nos écrans le passage d’un camion ou d’un train et constatons comment les éléments se déforment. Cette surveillance en temps réel permet d’intervenir très vite en cas de comportement anormal. Nous poursuivons la recherche en ce sens et pouvons imaginer à terme une salle de contrôle centralisée pour les ouvrages d’art.

Est-ce que les ponts ont encore un avenir, ou bien sont-ils des constructions dépassées?
Je ne l’espère par, car un beau pont est un ouvrage magnifique! On essaie certes au maximum d’éviter d’en construire, mais la topographie ne laisse pas toujours le choix. Aujourd’hui, l’ouvrage d’art le plus fréquemment construit, c’est le tunnel. Il existe une tendance à enterrer. Mais cela coûte neuf fois plus cher que de construire à la surface et trois fois plus cher qu’un pont.

Aujourd’hui, de quelles options disposent les ingénieurs quand ils dessinent un grand viaduc?
Ils sont encore construits soit en acier, soit en béton armé précontraint. Nous avons certes fait des progrès en termes de robustesse et de durabilité, mais pas assez à mon goût avec ces matériaux traditionnels. Pour le viaduc de Chillon, en revanche, nous avons renforcé l’ouvrage avec un nouveau matériau cimentaire fibré et des nouvelles technologies développées à l’EPFL. La profession est malheureusement un peu réticente à ces innovations, davantage encore à l’étranger. Rénover de manière plus préventive les ouvrages avec ces technologies permettrait pourtant des économies substantielles sur le long terme et un gain de durabilité des ouvrages formidable.

Concrètement, en quoi consistent ces innovations?
Certaines parties d’un ouvrage d’art sont plus sollicitées que d’autres. Et ces parties devraient être construites avec des matériaux plus nobles, plus résistants et plus durables. Un arbre a bien compris cela: là où son tronc est le plus sollicité, sa structure est plus solide. Là où les contraintes sont moindres, le bois est plus souple et sert surtout à faire circuler la sève. Ce ciment renforcé avec une grande quantité de fibres d’acier très fines est destiné aux parties les plus sollicitées. Ce sont des couches minces (50 mm), qu’on ne voit pas, mais qui augmentent beaucoup la portance. Elles sont en plus étanches à l’eau, ce qui permet de stopper le processus de corrosion dans les éléments en béton armé sous-jacents. Elles allègent enfin le tablier et améliorent ainsi la durabilité de toute la structure. On commence à utiliser ce ciment pour construire des ouvrages entiers, comme une passerelle à Lausanne, une autre au Bouveret, et maintenant un petit pont-rail près de Lucerne. On peut envisager un facteur d’allègement de 3 à 4 par rapport à une construction équivalente en béton armé. Il y a donc une plus-value aussi sur le plan du développement durable avec un usage réduit de gravier et plus aucun besoin de sable conventionnel, une matière première dont l’approvisionnement est de plus en plus tendu.

Est-ce que le génie civil souffre aujourd’hui de ne plus être à la mode alors que c’était une des gloires de l’EPFL?
L’enjeu est simple: si le génie civil sait innover, il reste attractif. Si nous restons accrochés à des vieilleries, cette spécialité perdra en attractivité.

Avec la puissance de calcul des super-ordinateurs, peut-on imaginer des structures de pont complètement nouvelles?
Non, l’arc, la poutre et les structures haubanées ou suspendues resteront les grandes options générales autour desquelles on peut créer des variantes de plus en plus complexes notamment avec l’assistance des outils informatiques.

Un aqueduc romain encore en grande partie debout après 2000 ans, c’est une leçon de durabilité?
Etudier les réalisations du passé permet d’en tirer des idées pour l’avenir. Je regrette le manque de culture historique des ingénieurs civils actuels. J’ai une immense admiration pour les ponts ferroviaires suisses du XIXe siècle, en acier riveté ou en pierre de taille, qui sont encore en service et peuvent être améliorés pour leur offrir de très longues décennies de service supplémentaires.

Par Clot Philippe publié le 22 août 2018 - 08:48, modifié 18 janvier 2021 - 21:00