C’est un homme tranquille qui mène pourtant une double vie. Procureur respecté pendant la journée, il se transforme chaque soir en sulfureux auteur de polars. Allure aimable et ton posé, barbe soignée et cheveux gominés, Nicolas Feuz, 47 ans, vit depuis dix-neuf ans dans l’univers clos et rigoureux de la justice: juge d’instruction à La Chaux-de-Fonds, puis procureur à Neuchâtel. Mais il est aussi, depuis quelques années, un écrivain à succès qui s’ébroue joyeusement dans la violence absolue et même la sauvagerie pure: meurtres, terrorisme, assassinats, braquages, sexe, viols, tortures, prises d’otages… Figure connue à Neuchâtel où on le croise quotidiennement au centre-ville, aux abords de son Palais de justice, il est désormais «la nouvelle grande plume du thriller francophone», comme le dit Elise Lépine, journaliste littéraire et critique réputée en France.
Son nouveau livre, le neuvième, Le miroir des âmes (Ed. Slatkine & Cie), se passe ainsi dans sa bonne ville de Neuchâtel, d’ordinaire si paisible avec son centre-ville, son lac, sa douceur, son charme immuable. Un attentat qui fait des dizaines de morts et de blessés, trois jours avant la Fête des vendanges… qui sera heureusement maintenue; un réseau de prostitution, des politiciens corrompus, un serial killer, du suspense… Tiré à 25 000 exemplaires, le livre figurait en première place, depuis un mois, au classement de la Fnac Suisse.
Nicolas Feuz aurait-il «un certain goût pour la mort», comme disait P. D. James, auteure mythique du polar britannique? Magistrat sobre, père de famille comblé avec ses deux enfants, Léa, 16 ans, et Loris, 14 ans, aurait-il envie de se faire des frissons et de s’encanailler? «Je ne peux pas dire que j’aime le crime, lâche-t-il dans un demi-sourire, mais je trouve cela assez fascinant. Le meurtre, c’est une réalité horrible, mais qui pose toujours la même question: comment en arrive-t-on à tuer quelqu’un? En écrivant, je me mets dans la tête d’un meurtrier. J’essaie de comprendre.»
A l’origine de sa vocation d’écrivain, qu’il assouvit chaque soir pendant deux ou trois heures, il y a d’abord une curiosité pour la nature humaine, pour la vie des gens en général, pour leurs problèmes, leurs rêves. «J’ai fait le droit un peu par défaut, explique-t-il, parce que je ne voulais pas faire les lettres comme mes parents qui étaient profs. Le droit m’a bien plu, mais j’ai continué à lire énormément.»
Le droit mène à tout, comme l’on dit, mais à condition d’y rester... tout en faisant autre chose à côté! On est en octobre 2010, Nicolas Feuz est heureux dans sa vie, il aime sa famille, son métier, sa routine, ses amis, avec lesquels il joue au basket le lundi soir, ses collègues, mais l’idée d’écrire, qui l’avait effleuré de temps en temps, va se concrétiser tout à coup, un peu par hasard. «J’ai écrit mon premier scénario en octobre 2012, pendant des vacances au Kenya. J’étais avec ma femme et nos deux enfants et je n’avais emporté qu’un seul livre, Le vol des cigognes, de Jean-Christophe Grangé. Mais j’ai dévoré le livre dans l’avion et je n’avais plus rien à lire au bord de la piscine. Pour tuer l’ennui, j’ai imaginé un scénario et j’ai commencé à l’écrire en rentrant. Cela a donné mon premier livre, Ilmoran, qui se passe au Kenya.»
Nicolas Feuz envoie son manuscrit à une dizaine d’éditeurs qui lui répondent... qu’ils lui répondront plus tard, et comme le procureur est aussi un homme pressé et qu’il n’aime pas attendre, il décide, fin 2012, de s’autoéditer. Ilmoran sort en février 2013 et son auteur en fait la promotion lui-même, comme un petit artisan, comme un autoentrepreneur. Ses cartons de livres sous le bras, il arpente les salons littéraires et multiplie les séances de signatures. Et son livre a du succès: plus de 6000 exemplaires vendus en Suisse romande. Nicolas Feuz ne puise pas, pour ses livres, dans son vécu de procureur, il ne raconte pas en les romançant la vingtaine d’homicides dont il s’est occupé, mais il connaît la musique: la scène de crime, la pièce ravagée, le cadavre, l’arrivée du légiste, les policiers… Et puis l’odeur du sang! «C’est une odeur qui reste dans les narines pendant des heures, dit-il. Même quand on rentre le soir chez soi, elle continue à nous poursuivre.»
69 morceaux dans 23 sacs
Nicolas Feuz utilise parfois une impression, une ambiance. Il n’a pas oublié, par exemple, l’histoire de ce Syrien, père de quatre enfants, domicilié à Neuchâtel, qui avait tué et démembré sa femme avant de la mettre dans son congélateur. Soixante-neuf morceaux dans 23 sacs. «J’ai inventé un assassin qui congèle les morceaux de sa femme pour les enterrer ensuite dans la forêt. Le médecin légiste doit attendre toute la nuit pour que ça décongèle.»
Mais la réalité, en fait, n’est jamais à la hauteur de la fiction. Elle est beaucoup plus banale, répétitive, tristounette. «Dans mon travail de procureur, reprend Nicolas Feuz, il n’y a jamais de surprise. Soit le meurtrier passe rapidement aux aveux, soit il appelle la police et se dénonce lui-même. Il est très rare qu’il prenne la fuite. C’est arrivé une seule fois avec un Marocain, à La Chaux-de-Fonds. Il avait assassiné sa copine parce qu’elle voulait le quitter, puis une amie de sa copine qui avait débarqué par hasard. Il s’était enfui à Milan et on l’avait finalement arrêté à Paris. Dans un polar, on a du suspense, des rebondissements, du mystère.»Le livre qui a changé sa vie? La réponse, pour Nicolas Feuz, est évidente: ce sont ses propres livres. Pour le meilleur et pour le pire. Le pire, c’est son mariage qui n’a pas résisté: «S’il n’y avait pas eu mes bouquins, on serait toujours ensemble. Au début, ma femme m’a encouragé à écrire, mais l’écriture a pris de plus en plus de place. J’ai commencé à aller dans des salons, à faire des dédicaces. Ma femme m’a dit à la fin: «J’ai perdu contre du papier.» On s’est séparés il y a dix-huit mois.»Mais le meilleur, pour le procureur désormais écrivain, c’est ce nouveau monde qu’il a créé. «J’étais très casanier, dit-il, maintenant je suis invité en Suisse romande, en France, à Bruxelles.» Son cœur penche de plus en plus vers l’écriture, même si sa raison lui rappelle qu’on ne gagne pas sa vie avec des livres.