La santé en Suisse, c’est 90 milliards de francs par an, soit 10 000 francs en moyenne par habitant. C’est aussi l’équivalent du budget de la Confédération avec ses dépenses budgétisées à 85,7 milliards de francs pour 2024! Or cet ogre qui n’en finit pas d’enfler continue de facturer les soins, de stocker les données, de s’échanger les dossiers à l’ancienne, sur des systèmes et selon des logiques souvent incompatibles. Quant aux patients, ils sont bien empruntés quand ils doivent réunir les pièces éparpillées de leur propre parcours sanitaire. Ces millions d’actes et d’images médicaux, de prescriptions, d’injections, de thérapies, de séjours hospitaliers représentent pourtant de l’or sur le plan scientifique ainsi que des indicateurs indispensables pour la maîtrise des coûts.
Tous les acteurs de la santé reconnaissent désormais qu’il est temps d’en finir avec ce gâchis honteux et de structurer enfin cette masse encore anarchique de données. Avant de quitter le Conseil fédéral, Alain Berset a rappelé l’importance d’une Suisse équipée d’une santé numérique. En décembre dernier, le Conseil national a voté un crédit de 30 millions de francs pour soutenir l’essor du dossier électronique du patient (DEP), pierre angulaire de cette modernisation. La Chambre du peuple a aussi décidé de forcer tous les professionnels de la santé à utiliser, à terme, le DEP, aussi bien à l’hôpital que dans les cabinets médicaux ou les pharmacies. Bref, la Suisse a décidé de rattraper le temps perdu.
1. Qu’est-ce que c’est que ce DEP?
Reprenons simplement la définition officielle de l’Office fédéral de la santé publique: «Le dossier électronique du patient (DEP) est un instrument essentiel pour les services de santé. Il permet de stocker toutes les informations importantes pour un traitement, les rendant ainsi consultables à tout moment par les patients et les professionnels de la santé autorisés. Le DEP poursuit les objectifs suivants: promouvoir la qualité des traitements médicaux; améliorer les processus thérapeutiques; renforcer la sécurité des patients; accroître l’efficacité du système de santé; améliorer la culture sanitaire.» C’est ce qu’a réussi à faire il y a vingt ans un pays comme le Danemark, mais non sans difficulté. Et pourtant, le pays scandinave collectait de manière précise les données de santé publique depuis quarante ans. La Suisse fédéraliste et très attachée aux secrets en tous genres doit désormais rattraper ces décennies de retard en quatre ou cinq ans.
2. Où en est-on aujourd’hui?
Près de trois ans après le lancement de ce service, moins de 1% des habitants ont ouvert leur DEP. Ce manque de succès s’explique notamment par les limites de cet outil qui se cantonne principalement à un coffre-fort virtuel où le citoyen et les prestataires de soins peuvent déposer des documents sous forme numérisée. Le patient peut décider qui a accès à tel ou tel document. Il reste donc maître des informations sur sa santé. Mais les commentateurs les plus critiques qualifient ce DEP de simple «cimetière à PDF», déplorant le manque de fonctionnalités et de dynamisme de cet outil. Pour le Dr David Voltz, directeur des projets de cybersanté menés par Ofac, la coopérative professionnelle des pharmaciens suisses, la situation n’est certes pas excellente, mais il ne faut pas non plus noircir le tableau: «Nous sommes encore dans la version un du DEP. Essayons de capitaliser sur cette première version pour en faire une version deux plus performante. Soyons indulgents par rapport à ce début modeste en se rappelant que tout est parti en 2017 d’une loi fédérale, la loi sur le dossier électronique du patient (LDEP). Des acteurs publics ou privés ont ensuite dû inventer un produit à partir de cette loi. Une telle démarche, peu courante, n’était pas simple du tout.» Cette première mouture minimaliste va désormais connaître des développements qui doivent rendre le DEP beaucoup plus dynamique, par exemple en assurant un suivi précis des vaccinations ou en signalant des prescriptions contradictoires. Il faudra imposer pour cela au fil des années une standardisation des données dans un pays où les méthodes varient énormément selon les fournisseurs de soins.
3. Quels sont les risques sur le plan de la protection des données?
Les natures méfiantes craignent déjà un piratage ou un usage abusif de ces données médicales avec des conséquences irrémédiables sur le plan privé ou professionnel en cas de diffusion. Mais est-il vraiment plus sûr que ces mêmes informations soient éparpillées, voire abandonnées sous des formes diverses dans de vieux systèmes informatiques et dans des archives poussiéreuses? Quant aux assureurs, la loi est claire: ils n’auront absolument aucun accès à ces DEP. Et puis, comme l’a rappelé avec pertinence Alain Berset, de toute manière les assurances maladie ont déjà accès à de grands pans de la vie médicale de leurs assurés via leurs factures de soins. Pour le Dr David Voltz, le chef du projet Abilis, une chose est sûre: «On ne peut en tout cas pas reprocher au législateur, donc la Confédération, d’avoir lésiné avec la cybersécurité. Les procédures de certification imposées aux fournisseurs de DEP, aux communautés de référence, sont drastiques. Nous avons pu le vérifier avec notre projet Abilis.»
4. Nous avons testé le DEP
Pour cet article, nous avons décidé (comme Alain Berset juste après l’annonce de son départ du Conseil fédéral) d’ouvrir un DEP et d’appartenir donc au 0,4% des habitants du pays à avoir franchi le pas. Habitant le canton de Vaud, nous avons choisi la communauté de référence Cara. Il a fallu prendre rendez-vous pour se présenter physiquement dans un des bureaux d’enregistrement, en l’occurrence à Lausanne, avec smartphone et carte d’identité. Mais il est aussi possible de le faire à distance par vidéo. La procédure s’est passée de manière fluide, hormis quelques ratés au moment de la double identification sur l’application ad hoc. Mais le vol de notre smartphone un mois plus tard nous a soudain privé de notre accès au DEP. L’identification est en effet liée à l’appareil lui-même, ce qui est somme toute bon signe sur le plan de la sécurité. Il va néanmoins falloir recommencer la procédure avec notre nouveau téléphone. Avec le fournisseur Abilis, il suffit de se rendre dans une pharmacie Ofac affiliée Abilis, sans même prendre rendez-vous. «Ouvrir un DEP dans une de nos pharmacies qui participent au projet Abilis, c’est possible en dix minutes», assure David Voltz. Nous avons en effet vérifié que c’était le cas. Et nous avons également vérifié que la loi interdit d’ouvrir un deuxième DEP dans une autre communauté de référence. L’accès à ce DEP Abilis nous a en effet été impossible en raison de notre affiliation préalable au DEP de Cara. Dommage, car nous aurions bien aimé tester les avantages que revendique la plateforme des pharmaciens, notamment son app pour smartphone et tablette dédiée au DEP. Cela dit, il est possible d’annuler une affiliation puis ouvrir son DEP chez un autre fournisseur.
5. Et les professionnels de la santé?
D’abord plutôt réticents à cette révolution numérique du partage des données de santé, les professionnels de la santé en Suisse semblent désormais vouloir jouer le jeu, à condition que l’outil évolue de manière cohérente à l’échelle nationale, c’est-à-dire centralisée. Or, dans la patrie du fédéralisme, cela signifie que la Confédération va devoir s’impliquer. A cet égard, la décision du Conseil national de contraindre les professionnels signale qu’une nouvelle ère est en train de s’ouvrir. «Jusqu’à présent, le dossier électronique du patient n’a pas été suffisamment utile aux médecins et aux patients. Aujourd’hui encore, la plupart des maladies à déclaration obligatoire doivent être envoyées par fax à l’OFSP, expliquait dans «Blick» l’année passée Yvonne Gilli, présidente de la Fédération des médecins suisses (FMH). Il est décisif que le dossier électronique du patient n’entraîne pas une augmentation de la charge administrative, qui est un motif important de départ pour les jeunes médecins.» Jusqu’à présent, moins de 20% des cabinets médicaux sont entrés dans la danse du DEP.
6. Alors, c’est pour quand un vrai DEP?
Le Conseil fédéral a certes réussi à créer une véritable dynamique pour que la Suisse entre vraiment dans la santé informatisée avec le DEP, ce «pilier du système de santé». Mais le chantier sera long pour relier entre eux de manière rapide et précise la majorité des patients (qui ne sont pour l’instant pas obligés d’ouvrir un dossier), les médecins de famille, les spécialistes, les pharmaciens et les hôpitaux. La sécurité des patients en profitera très certainement et certains coûts, une fois l’outil devenu performant, pourraient eux aussi être réduits grâce à cette rationalisation. Au fil des années, le carnet de vaccination, les ordonnances médicales, l’imagerie médicale se dématérialiseront et tous ces documents seront classés et accessibles en un clic de souris et par mot-clé. Pour cela, il faut d’abord que tous les professionnels de la santé aient adopté cet outil. Et ils ne le feront que si le système ne leur demande pas davantage de temps à passer devant un écran d’ordinateur. C’est désormais à Elisabeth Baume-Schneider qu’il incombe de piloter ce projet et surtout de motiver tous ses acteurs.
Le DEP en chiffres
33 000 DEP ouverts en Suisse
C’est le dernier décompte des habitants ayant ouvert leur DEP. Soit 0,4% de la population.
1 site internet pour mieux comprendre
Le site web www.dossierpatient.ch explique clairement les démarches à suivre pour ouvrir un DEP ainsi que ses avantages.
No 15 sur le plan mondial
La Suisse, classée sixième pour sa performance numérique générale, est très en retard sur le plan de l’e-santé avec une 15e place.
8 communautés
Ce sont les fournisseurs de DEP qui se distinguent par leurs points d’ouverture régionaux, la langue et des fonctions.
0 franc
L’affiliation au DEP est gratuite pour tous les citoyens-patients. Elle ne l’est pas forcément pour les professionnels de la santé.
No 1 mondial
Au Danemark, cela fait vingt ans que les données de santé sont collectées, stockées et gérées via un DEP performant.