Enfant, vous étiez déjà coriace, à jouer aussi bien que les garçons, voire mieux?
(Elle rit aux éclats.) Vous savez, j’ai trois frères, alors naturellement, je jouais avec eux et je les imitais. Je n’avais qu’une seule poupée. Et je préférais passer mon temps à jouer au foot ou à faire du feu dans la forêt avec mes frères. Je me rappelle que l’on s’amusait beaucoup au bord de la rivière, à côté de notre maison en Argovie.
Quel était le job de vos rêves?
J’en ai eu plusieurs. En primaire, je souhaitais devenir maîtresse d’école, comme toutes les petites filles. Puis vers 14-15 ans, je suis allée dans un hôpital vivre le quotidien des infirmières, car j’étais fascinée par ce métier dédié à soigner les autres. J’ai ensuite changé d’avis, rêvant de faire du design ou de l’architecture. Et au final, le droit et la politique m’ont appelée.
Comment vos parents auraient-ils réagi, si vous leur aviez dit que vous souhaitiez devenir pompier? Ou pilote de chasse?
Aucun problème: ils étaient très ouverts d’esprit.
Est-ce qu’ils vous ont toujours soutenue dans vos choix?
Mes parents m’ont toujours encouragée. Il n’y a jamais eu de disputes à table à propos de ma carrière. Mon père insistait seulement pour que je fasse une formation afin d’être indépendante financièrement. Quant à ma mère, Ruth, elle avait un parcours étonnant pour l’époque. Avec sa sœur, elle tenait un restaurant et ne s’est mariée qu’à l’âge de 30 ans. J’ai donc été influencée par son côté «femme d’affaires». Elle était une pionnière dans les années 50.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées dans votre jeunesse, dans un pays qui, à l’époque, n’avait pas encore donné le droit de vote aux femmes sur l’ensemble de son territoire?
Aucune, car ma génération avait accès à tout: formation, droit de vote et toutes les professions.
Et au début de votre carrière d’avocate?
Je n’ai ressenti de réels challenges qu’à mon arrivée dans la vie politique. Nous étions si peu nombreuses. Il fallait se battre pour se faire accepter. Des personnalités comme Judith Stamm (ndlr: féministe lucernoise, première femme à se présenter à l’élection au Grand Conseil du canton de Lucerne) nous ont heureusement ouvert la voie. Puis on a cherché à renforcer la présence féminine sous la Coupole. Dans ce contexte, le fait d’être une femme a joué en ma faveur pour me frayer un chemin jusqu’à Berne.
Quels conseils donneriez-vous aux petites Suissesses qui sont aujourd’hui encore confrontées à certaines discriminations?
Il ne faut pas chercher à adopter le comportement des hommes. Il faut rester authentique, être fière d’être une femme. Reste que les femmes n’ont pas le même droit à l’erreur. Il faut donc connaître ses dossiers et se montrer convaincante.
La Journée internationale des femmes a plus de 100 ans. Fait-elle encore sens pour vous?
Plus que jamais. Regardez le dossier de l’égalité salariale! Il faut que les nouvelles générations prennent conscience de ces disparités. Qu’elles réagissent avec le soutien de tous les partis politiques.
Pour réduire ces inégalités, l’Etat moderne a donc son mot à dire?
Le volontarisme ne suffit pas. Il faut agir et qu’il y ait des changements concrets à l’échelle nationale.
Vous êtes conseillère fédérale depuis plus de dix ans. Comment se faire une place dans un milieu majoritairement masculin?
Il faut convaincre, ne pas avoir peur, ne pas être timide, démontrer son professionnalisme. Et là, on est respectée.
Est-ce que vous avez été confrontée à du mobbing durant votre ascension?
Je ne parlerais pas de mobbing mais du fait de devoir faire face à une certaine méfiance de la part de nos collègues masculins.
Comment avez-vous affronté ces moments difficiles?
Encore une fois, par le travail et la connaissance des dossiers. Il faut avoir confiance en soi, ne pas se laisser intimider et rester calme. Si l’on s’énerve, on tombe dans l’émotionnel et l’on devient plus vulnérable, moins crédible.
On vous décrit comme opiniâtre, avec beaucoup de caractère. Est-ce nécessaire d’être une femme forte pour réussir?
Si vous voulez jouer un rôle important, oui. Mais au mot «forte», je préfère l’adjectif «résistante». Car des attaques, il y en aura. Autant s’y préparer.
Etes-vous féministe?
Si la définition du féminisme consiste à défendre les intérêts des femmes, oui.
Croyez-vous que l’on peut assumer la féminité de son genre, tout en étant en accord avec les revendications militantes?
Je ne vois pas pourquoi le look ou le maquillage entreraient dans les critères du féminisme. Tout le monde est libre d’arborer son style. Y compris les hommes.
Jongler entre vie professionnelle et vie privée bloque encore l’émancipation des femmes. Comment leur donner un coup de pouce?
Au niveau politique, le Conseil fédéral travaille pour davantage de transparence sur les salaires. Il n’y a que de cette façon que les femmes auront les informations pour argumenter de manière plus offensive. La discussion autour des crèches dans les entreprises est aussi essentielle, ainsi que la notion de travail à temps partiel. Quant à la vie privée, je milite pour un renforcement du concept de partenariat dans le couple, pour un «mieux vivre» ensemble.
La libération de la parole, avec la déferlante du hashtag #MeToo, est-ce une bonne solution selon vous?
Au début, je me suis réjouie de ce phénomène. Aujourd’hui, je suis plus prudente. Il faut se méfier des excès possibles. Il appartient à chacun de placer des barrières. Certains gestes entre amis n’ont rien d’offensant.
Pensez-vous que la Suisse serait différente si une majorité de femmes était au pouvoir?
En 2010, alors que nous étions quatre conseillères fédérales face à trois hommes, nous avons pris des décisions plus courageuses, mis en place davantage de réformes. Je pense que la Suisse bougerait plus.