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Don d'organes: «On savait qu’une autre vie allait basculer»

Avec son épouse Céline, Ibrahim, greffé du foie, est l’un des visages de la campagne du oui au don d’organes. Le couple chaux-de-fonnier se confie sur l’épreuve de la maladie, l’attente de la transplantation et sa nouvelle vie.

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transplantation

Le 13 avril dernier, Ibrahim avec Céline et leurs filles Emma, 3 ans et demi, et Melissa, 7 ans et demi. Lui qui a perdu son père enfant, lors de la guerre en Bosnie-Herzégovine, a craint que ses filles ne grandissent sans lui.

Guillaume Perret

Récemment, pour la première fois depuis quatre ans, Ibrahim est allé nager. A la piscine, il a gardé son t-shirt. Il n’est pas encore prêt à assumer le regard des autres sur la cicatrice, longue de 40 centimètres, qui lui barre le torse depuis sa seconde greffe de foie, survenue l’automne dernier. Ce grand gaillard autrefois adepte de boxe et de foot, qui n’avait «jamais touché à une cigarette», doit désormais composer avec un corps fragilisé, la prise de nombreux médicaments et une grande fatigue. Contrôleur qualité dans l’horlogerie, il a arrêté de travailler depuis sa première transplantation. Mais il est vivant.

C’est en 2018 que les premières douleurs se réveillent, d’étranges brûlures d’estomac qui ne s’en vont pas. Céline attend alors leur deuxième enfant. Après un premier rendez-vous au centre d’imagerie, le verdict tombe: Ibrahim est atteint d’un hémangio-endothélium épithélioïde, une rarissime maladie du foie. Au téléphone, le docteur du CHUV: «On peut vous sauver.» C’est le choc. «Tout s’effondrait, c’était le néant absolu», souffle Ibrahim. Il pense à ses filles, la petite Melissa, et Emma, le bébé alors âgé de quelques mois. «J’avais 10 ans quand j’ai perdu mon père dans la guerre de Bosnie-Herzégovine. Je sais ce que c’est de vivre sans parents.»

La seule solution, c’est la transplantation. S’ensuit une batterie d’examens osseux et d’analyses sanguines pour voir s’il est éligible. Son frère, Bekir, se propose tout de suite comme donneur. «Mais il venait d’être papa pour la deuxième fois, je ne voulais pas mettre sa famille en danger...» Lorsqu’il apprend que Bekir n’est pas compatible, Ibrahim se sent soulagé d’un poids, malgré l’inquiétude lancinante. «On aura une solution pour vous», lui promet la doctoresse Montserrat Fraga Christinet, gastroentérologue au CHUV. Le regard d’Ibrahim s’embue. «Elle a été, pendant tout ce processus, une force tranquille qui s’est constamment battue pour lui. On lui en sera éternellement reconnaissants», intervient Céline.

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Ibrahim, 38 ans, double transplanté du foie. De temps en temps, il pense aux défunts qui lui permettent aujourd’hui de vivre.

Guillaume Perret

Son mari est placé sur la liste des transplantations prioritaires. Il doit se tenir prêt, l’intervention peut survenir à tout moment. Concrètement, il recevra le foie d’une personne cliniquement décédée. «On savait qu’il y aurait de la souffrance, la vie de quelqu’un qui allait basculer», dit Céline. Quelques jours plus tard, un soir, l’appel fatidique résonne. Le couple roule jusqu’aux HUG. «Est-ce que je vais revoir ma femme et mes enfants?» La question tourne dans la tête d’Ibrahim. Mais le foie prévu s’avère inapte à être transplanté. De nouveau, le malade oscille entre soulagement et craintes. Une semaine plus tard, nouveau coup de fil, à 1 h 29 du matin. «On vivait un tel ascenseur émotionnel... Je l’ai accompagné jusqu’au dernier moment, à la porte du bloc opératoire. J’ai la foi, alors j’ai prié pour que les chirurgiens puissent faire leur travail, et pour cette autre famille qui souffrait», souffle Céline.

L’opération se passe bien. Mais trois semaines après son retour à la maison, Ibrahim commence à souffrir de fortes fièvres. Antibiotiques, allers-retours aux HUG s’enchaînent pendant six mois, avec en prime le bébé qui se met à ne plus faire ses nuits. Rejet du nouveau foie? Infection? Il s’agit en fait d’une atrophie des voies biliaires irréversible: Ibrahim a besoin d’un nouveau foie. «Mais celui qu’il a reçu la première fois lui a sauvé la vie, en enlevant la maladie rare dont il souffrait», insiste Céline.

«Là, j’ai vraiment pris conscience de ce que c’est que d’attendre un organe, sans parler de la souffrance que j’ai connue ensuite. La première fois, c’était trop facile», grimace Ibrahim. «Il était allé se faire transplanter comme un athlète», image Céline. Cette fois, constamment sous antibiotiques intraveineux et suivi chaque mois aux HUG, son mari souffre de nausées, d’épuisement, voit son système digestif se détraquer. Désormais sur la liste des transplantations non urgentes, il attendra dix-neuf mois, en plein covid. Céline grimace à son tour. «J’avais tenu, tenu, tenu, mais la pandémie, c’a été un coup dur.» Même si, face à nous, la jeune femme ne flanche pas.

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Céline et Ibrahim comptent parmi la vingtaine de personnes qui ont accepté d’incarner la campagne du oui à la loi sur la transplantation d’organes, soumise au peuple le 15 mai prochain. 

affiches loi-transplantation-oui.ch

Septembre 2021, 2 h 15 du matin, nouveau coup de fil. Quelques heures plus tôt, la petite Emma a affirmé, péremptoire: «Ce soir, papa part à l’hôpital.» Sur la route, Céline montre à son mari l’étoile du berger, qui brille dans le ciel. A l’hôpital, Ibrahim est rassuré de voir que c’est le professeur Philippe Compagnon, avec lequel il a «un bon feeling», qui va effectuer l’opération. De nouveau, ses yeux s’embuent lorsqu’il évoque les médecins qui l’ont pris en charge. L’opération dure près de huit heures. Les complications, fréquentes chez les personnes ayant subi deux transplantations, vont survenir au bout de quelques jours.

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Céline et Ibrahim comptent parmi la vingtaine de personnes qui ont accepté d’incarner la campagne du oui à la loi sur la transplantation d’organes, soumise au peuple le 15 mai prochain. 

affiches loi-transplantation-oui.ch

Ibrahim se met à tousser, une douleur se diffuse dans son dos: une hémorragie interne, qui doit être opérée en urgence. Il ressort du bloc dans d’atroces souffrances, pour lesquelles il se voit administrer du Fentanyl, analgésique opioïde très puissant. De ces jours-là, qu’il a vécus prostré sur sa chaise d’hôpital, il garde un souvenir flou, le sentiment d’être pris dans une chape de glace dont il s’échappe en repartant en pensée en voyage de noces. «Je lui disais: «Je suis juste à côté, sur de l’herbe fraîche, et les enfants et moi, on t’attend.» Le voir entre la vie et la mort chaque jour, sans savoir s’il allait tenir... C’était dur.» Mais il tient le choc.

Comment va-t-il aujourd’hui? «Bien. Enfin, je me sentais mieux avant les transplantations, mais elles m’ont sauvé, donc...» Pour éviter que son corps ne rejette l’organe, il doit désormais prendre, à vie, des immunosuppresseurs. Cet hiver, il a enchaîné les angines à répétition, avoue ses craintes de se rendre quelques jours en France pour des vacances. Il a bien vérifié qu’il serait proche d’un hôpital, au cas où.

Après la première opération avortée et la première transplantation, le couple a écrit aux familles des donneurs pour les remercier. Des lettres qui ont été transmises aux proches de manière anonyme par Swisstransplant, la fondation nationale pour la sensibilisation et la coordination au niveau national du don d’organes. Pour cette deuxième transplantation, ils n’ont pas encore trouvé les mots. Céline est elle-même donneuse depuis l’adolescence grâce à une sensibilisation reçue au collège. Assistante sociale, elle informe les personnes âgées des directives anticipées. Ibrahim, lui, ne s’était jamais posé la question. En raison, avance-t-il, de son parcours de vie. «La guerre, les morts... Et puis, dans mon pays d’origine, la Bosnie, la médecine n’est pas au point, tout simplement.»

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Aujourd’hui, Ibrahim reprend des forces auprès des siens. 

Guillaume Perret

Après ce qu’il a vécu, le couple a accepté de prêter son visage et son histoire à la campagne pour le oui à la loi sur la transplantation du 15 mai prochain. Qui demande donc que toute personne soit considérée comme donneuse d’organes, sauf si elle a exprimé de son vivant son souhait de ne pas l’être. Du consentement explicite aujourd’hui en vigueur, notamment par le biais d’une carte de donneur, on passe donc à un consentement implicite. Un changement qui vise à pallier le manque d’organes actuel: fin 2021, 1434 personnes étaient sur liste d’attente. La loi vise également à décharger les proches, qui sont majoritaires, au moment du choc du deuil, à rejeter l’idée du don. L’année dernière, environ 450 personnes ont reçu un organe, mais plus de 70 personnes sont décédées avant qu’un organe ne puisse leur être transplanté.

En l’absence de certitudes sur la volonté du défunt, les proches pourront refuser le prélèvement. Et puis, la nouvelle loi prévoit que si aucun proche ne peut être atteint, le prélèvement ne sera pas autorisé. Enfin, une sensibilisation devra être faite au niveau national. Insuffisant pour les opposants réunis dans le comité du non, pour lequel «le silence ne doit pas être interprété à tort comme un consentement automatique». Selon le comité cité par l’ATS, il est «irréaliste» d’informer les millions d’habitants qu’ils doivent s’opposer dans un registre à un prélèvement d’organes après leur mort. Dans une interview donnée à Swissinfo, le vice-président du Parti évangélique suisse, François Bachmann, membre du comité référendaire, a estimé que la nouvelle loi était «contraire à notre Constitution, qui garantit notre intégrité physique et psychique».

De son côté, la Conférence des évêques a rejeté le texte, en pointant du doigt un manque d’éthique. Une position qui a «surpris et déçu» Céline, qui revendique sa foi catholique. «Quand Ibrahim a été opéré, j’ai été soutenue dans la prière par une communauté de sœurs. C’était beau. Je peux bien imaginer ce que se disent les proches quand ils doivent prendre la décision de faire don des organes de leur proche décédé: «Je ne veux pas qu’on le charcute.» Mais si c’était leur enfant qui avait besoin d’un organe, je ne pense pas qu’il y a beaucoup de gens qui maintiendraient leur refus.» Malicieuse tornade, voilà Emma qui déboule du jardin. Ses parents ont assez parlé, il est temps d’aller jouer. La vie n’attend pas.

Par Albertine Bourget publié le 5 mai 2022 - 08:40