- Etait-ce légitime de la part des Verts de convoiter une place au Conseil fédéral?
- Dominique Bourg: C’était totalement légitime dans une logique de représentation. Dans une démocratie représentative, quand on assiste à un mouvement très important de la population comme celui qui a eu lieu dans ces élections, quand la traduction électorale des préoccupations de la société civile est aussi spectaculaire, ce refus d’intégrer un(e) Vert(e) au gouvernement ne répond qu’à une regrettable logique partisane.
- Quelle est la signification de l’échec très sec de la candidature de Regula Rytz au Conseil fédéral?
- J’y vois un raidissement de ceux qui occupent l’institution et une crispation vis-à-vis des questions climatiques au niveau fédéral. Ce phénomène ne concerne pas seulement la Suisse, il est général. Ceux qui sont censés gouverner s’accrochent à un modèle ancien. Je me réjouis en revanche de constater que ce déni de réalité n’existe pas au niveau cantonal. Les cantons prennent des mesures courageuses et lancent des projets innovants pour réduire l’empreinte écologique de la société.
- La droite et le centre ont utilisé l’argument de la stabilité pour justifier leur opposition à l’adaptation de la formule magique. Qu’en pensez-vous?
- Affirmer que changer cette formule magique vieille de 60 ans était périlleux, c’est un argument de type cul par-dessus tête. Car la perle helvétique, c’est la concordance. La formule magique n’est qu’une photographie d’un moment pour incarner, en fonction des forces présentes, la concordance. La stabilité du système helvétique, ce n’est donc pas la formule magique en soi, c’est le fait que celle-ci colle avec la représentation dans le cadre de la concordance. L’argument de stabilité me paraît donc malhonnête. Ceux qui l’avancent prennent les gens pour des imbéciles. La Suisse étant le seul pays du monde avec ce système de concordance, il fallait justement coller à l’évolution électorale du pays.
- Ne fallait-il tout de même pas attendre une législature et la confirmation, voire le renforcement, dans quatre ans, des Verts pour briguer cette place au gouvernement?
- Non. Parce que la Suisse n’est pas une île. Si c’était le cas, les Suisses mourraient de faim par exemple. La Suisse est perméable aux grandes sociétés occidentales. Or, nous entrons dans une période d’instabilité mondiale relative et sommes confrontés à des difficultés totalement inédites, des difficultés où le temps de décision est un facteur majeur. C’est donc une erreur d’avoir fermé la porte aux Verts dans ce contexte d’urgence. Et si, dans quatre ans, il y avait une vague droitière, eh bien la représentation devrait changer de nouveau. Il faut aussi se rendre compte que le monde a radicalement changé: des années 1950 jusqu’aux années 1990 régnait une stabilité mentale. Tout le monde savait dans quel sens aller, certes avec plus ou moins de talent et de détermination, mais les choses étaient claires. Aujourd’hui, nous entrons dans une époque complètement folle, sur une planète à la dérive, tant sur un plan écologique que sur les plans politique, moral et économique. Dans une telle situation, les arguments de la droite pour empêcher une juste représentativité au gouvernement me semblent irrecevables.
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- Cela dit, le pouvoir principal au niveau politique, en Suisse, c’est surtout le parlement qui le détient. Et dans ce parlement, les Verts et les socialistes sont encore minoritaires.
- En Suisse, on ne raisonne pas seulement en termes de majorité et de minorité. La minorité participe au pouvoir. C’est le principe de la concordance. Et quand la qualité de la minorité change, quand ce changement traduit des préoccupations montantes et nourries scientifiquement dans la société, ne pas y répondre me semble dangereux sur le plan démocratique. Et rappelons aussi une vérité trop souvent tue en Suisse et qui relativise la notion de majorité: les conseillères et conseillers nationaux sont élus par quel pourcentage de la société? Ces gens ne représentent en fait chacun qu’une petite partie de la société...
- Justement, quelles sont les préoccupations de la majorité du peuple suisse aujourd’hui, selon vous?
- Selon une grosse enquête qualitative que le journal Le Monde a présentée récemment et qui me semble tout à fait applicable à la Suisse, il y a trois utopies qui traversent la société actuelle. La première est une utopie techno-libérale, qui va jusqu’au transhumanisme. C’est une utopie sans état d’âme qui table sur un futur où, en forçant le trait, on résoudra les problèmes en se greffant par exemple des puces électroniques dans le cerveau. En France, seuls 16% des gens adhèrent à cette vision-là. Deuxième utopie, l’utopie sécuritaire. En Suisse, c’est l’UDC qui l’incarne, et mobilise environ 30%. Enfin, la troisième utopie, c’est celle de la sobriété et surtout le fait de renouer avec la nature. Et là, ce sont 55% des sondés qui affirment s’y identifier.
- Que déduire politiquement de ce glissement des mentalités, des valeurs?
- Quand on est un véritable politique, il faut d’abord et tout simplement tenir compte de ces signaux. Et ce que je regrette beaucoup, même si cela ne fera pas plaisir à mes amis verts, c’est qu’il faille voter vert pour marquer sa sensibilité écologique. Je regrette amèrement qu’il n’y ait pas un parti politique de droite ou du centre qui fasse front commun avec les Verts sur les grands sujets climat et biodiversité.
- Et les Vert’libéraux? Ne jouent-ils pas ce rôle-là?
- Non. Quand on veut, comme eux, faire pousser des éoliennes partout en pensant que c’est comme cela qu’on résoudra le problème, tu es certes libéral, mais pas vert, même pas vert pastel. Il y a presque une imposture pour moi. La technologie n’est pas une panacée et c’est malheureusement ce que défendent les Vert’libéraux. Ils ont un prisme uniquement technique, pas de valeurs. Ce que je regrette, c’est que le PDC ne fonce pas tête baissée dans l’écologie: cette posture correspondrait à ce parti qui défend des valeurs. Autrefois, tout le monde était d’accord sur le fait qu’il fallait tous s’enrichir individuellement. Et c’était normal, il s’agissait de sortir de l’indigence. Mais aujourd’hui, la plupart des partis politiques devraient, avec leurs valeurs propres, être d’accord sur l’urgence écologique. Car c’est le sol qui est en train de se dérober sous nos pieds à tous.
- Comment interprétez-vous le refus des Vert’libéraux de soutenir Regula Rytz dans sa tentative d’accéder au Conseil fédéral?
- Ils la trouvaient trop à gauche. Cela démontre que le socle environnemental n’est pas prioritaire pour eux. C’est pour cela que je les considère comme des faux Verts. Dans d’autres pays, certaines formations politiques n’auraient pas eu ce même réflexe.
- Pensez-vous vraiment qu’un(e) Vert(e) au Conseil fédéral aurait pu avoir un effet positif sur le plan environnemental?
- S’il s’agit d’une personnalité forte, oui. Mais le principal n’est pas là. A l’exception de Mme Sommaruga, j’ai l’impression que les membres du Conseil fédéral partagent une culture politique très homogène. Les questions d’environnement, au fond, ils n’en savent pas grand-chose, sinon cela se verrait. Donc si quelqu’un parmi eux, à chaque fois qu’il faut prendre une décision importante, ramenait un éclairage différent, ce serait très utile.
- Que pensez-vous des Verts suisses, vous qui fréquentez souvent d’autres partis écologistes européens?
- On retrouve chez les Verts suisses ce qu’on trouve chez leurs amis d’autres pays: des gens allant d’un vert très pastel, très techno, jusqu’au vert très foncé. Mais je dirais que les Verts suisses se battent bien. Ils ont fait passer plusieurs initiatives importantes, ils sont très vivants et très présents dans la société, dans les médias. Ils sont en tout cas bien meilleurs que les Verts français, qui sont englués dans une culture, excusez-moi l’expression, de fouteurs de m… En Suisse, avec la culture de concordance omniprésente, ils essaient au contraire de faire avancer les choses.
- Et concrètement, quelle est la marge de manœuvre aujourd’hui d’un(e) politicien(ne)?
- C’est plus difficile que jamais de faire de la politique dans cette situation d’incertitude et d’instabilité. Et l’écologie touche à l’intime: on bouscule vite les gens et leurs habitudes. Réduire les contributions destructives d’une part et favoriser l’adaptation-résilience sur le territoire de l’autre, ce sont des défis énormes demandant des changements très profonds, très rapides et douloureux sur le plan économique. Si on faisait ce que préconise le GIEC, réduire de 58% les émissions de GES en dix ans, cela impliquerait – il faut dire la vérité – une méga-crise économique.
- Et vous, si vous étiez conseiller national écologiste, que feriez-vous à Berne?
- Je m’efforcerais d’être un «éveilleur» collant au plus près de la donne scientifique. Car le schéma politique général actuel n’est plus en adéquation avec les enjeux auxquels la société est confrontée. Dans les années 1950 à 1990, les trois quarts des gens se retrouvaient dans les partis traditionnels et le dernier quart se répartissait entre l’extrême droite et l’extrême gauche. Donc la démocratie représentative était soutenue par trois quarts de la population. Mais aujourd’hui, les énoncés scientifiques changent la donne: le système de production de richesses rend la Terre inhabitable. Je m’efforcerais donc humblement de convaincre les gens qui ne sont pas d’accord avec cela d’y réfléchir et de ne pas taxer d’extrémisme un militant d’Extinction Rebellion, par exemple. Car ce militant a simplement l’intelligence de regarder ce que nous disent les sciences du climat et les sciences de la conservation du vivant.
- La Suisse, c’est 2 millièmes des émissions de gaz à effet de serre mondiales, 5 millièmes si on prend en compte l’énergie des biens et services importés et nos vols en avion…
- Je vois où vous voulez en venir. Depuis que la problématique du climat s’est imposée, c’est encore et toujours le même raisonnement: si les autres ne font rien, je ne fais rien. Ce raisonnement est inepte, car il implique un immobilisme général. Je rappelle que la Suisse dépend en grande partie de l’étranger, ne serait-ce que pour se nourrir. Ne rien faire chez soi, c’est continuer à dépendre de ce qui se passera chez les autres. Il est donc bel et bien capital de réagir à l’échelle nationale.
- Qui sont les personnalités politiques suisses les plus crédibles sur le plan écologique?
- Je ne ferai pas de classement. Je me contente de me réjouir de voir que, chez les jeunes élus, il y en a certains qui sont au diapason des connaissances scientifiques actuelles.
- Un mot sur votre expérience politique. Vous vous êtes présenté en mai dernier sous l’étiquette Urgence écologie aux élections européennes.
- C’était une très belle expérience. J’ai vu le meilleur de la politique. Pas de rivalités, ni de magouilles, mais beaucoup de belles rencontres. Et j’ai fait 1,82 %, ce qui n’est quand même pas mal: 411 000 électeurs, en ne partant de rien et avec un budget de campagne de quelques milliers d’euros au lieu des millions des autres formations. J’ai sans doute eu, au niveau de la France, les voix les moins chères de l’histoire!
- Un mot enfin sur Extinction Rebellion, un mouvement que vous soutenez...
- Je ne soutiendrais pas un tel mouvement si nous ne nous trouvions pas dans un moment sans précédent dans l’histoire, un moment où nos habitudes mentales sont totalement décalées par rapport à la réalité. Il faut comprendre, comme le fait Extinction Rebellion, que c’est bien notre civilisation qui ne va pas, qui est destructrice du vivant. Il faut la remettre en cause, même si c’est extrêmement difficile. Les jeunes d’Extinction Rebellion ont intégré des scénarios imaginant par exemple Paris en 2050 devant faire face à des pics de température à 50°C, avec une Seine en été qui n’est plus qu’un petit cloaque puant. Alors, quand on a 20 ans, comment se satisfaire de faire son petit gymnase, ses petites études universitaires? Ces jeunes ont décidé de se prendre en main. Je les soutiens sans réserve.