Au rez-de-chaussée d’un immeuble du Grand-Lancy (GE), l’après-midi du 1er mai s’écoule, joyeuse et familiale. Le thé à la menthe sucré mousse dans les verres; un brin de muguet et des pâtisseries garnissent la table basse. Bienvenue chez le rappeur genevois Di-Meh. Visage rond, 23 ans, lunettes de soleil moutarde, il vit chez ses parents avec Sara, 19 ans, sa sœur cadette. Depuis 2017, la presse s’extasie devant l’artiste du renouveau. Un prodige exportable, estampillé parmi les espoirs 2019 en une des Inrockuptibles, magazine français de référence.
«Foot ou merguez»
Dans le salon, loin des salles de concert moites, saturées de décibels, on palabre sur les origines familiales. Mohammed, le père, est arrivé d’Algérie en 1987: «Pour moi, c’était le foot ou les merguez.» Il a tenté sa chance comme avant-centre au FC Servette avant de rejoindre El Mektoub, restaurant oriental tenu autrefois par son frère, un ancien employé à l’ONU et recueilli par Terre des hommes.
«Mektoub, ça veut dire «destin», dit le chef de famille en sortant une coupure de presse élogieuse. Son gamin y est bombardé «héros». «En voyant le titre, je me suis dit: "C’est trop, ça va créer des jalousies.» Khadija, la maman, exulte: «C’est un bijou, mon fils. J’ai un prince à la maison!» C’est vrai qu’il a des mains d’aristocrate, longues et fines. Di-Meh, Mehdi en verlan, sourit avec bonhomie. Son univers, c’est la nuit, son royaume, la scène. Il rêve secrètement de devenir roi.
«Il ne nous a jamais rien demandé», disent ses parents, qui ignorent à peu près tout de ses activités, son monde indéchiffrable. Ils lui font confiance depuis toujours et ne l’ont vu qu’une fois sur scène. «C’était à l’Arena. Il a mentionné sa famille, j’en ai pleuré», dit Mohammed. Le sort a joué un mauvais tour à cet homme. «Je souffre de la maladie de Crohn.» L’inflammation lui gâche la vie. Seules des opérations régulières de l’intestin et la cortisone semblent l’apaiser. Son épouse, originaire du Maroc, a des soucis de santé elle aussi. Elle travaillait dans l’hôtellerie de luxe.
Pas de répit
Pour Di-Meh, pas de répit. Les concerts s’enchaînent. Cent dates par an. Sa génération vibrionnante est omniprésente sur le numérique. Les scènes suisses, françaises et belges sont ses terrains de jeu, il a des collaborations transfrontalières, son nom est devenu l’étendard d’un rap helvétique à la fois créatif, libre et sans complexes.
Avant de prendre congé de ses hôtes, Khadija demande dans un chuchotement: «Dans le rap, il est où mon fils?» La porte d’entrée sert de toise. Disons à mi-chemin. Pas encore tout en haut, mais pas loin.
L’enfant a toujours été débrouillard. «Je suis autonome depuis mes 11 ans. Je prenais le tram, puis l’avion tout seul.» Rien n’arrête Di-Meh. Surtout pas les obstacles. Refoulé à 13 ans à l’entrée d’un concert du musclé Kery James, il est blessé dans son amour-propre. «Un jour, je reviendrai, plus fort», dit-il, s’imaginant déjà sur scène. Ce soir-là, il vient confusément de poser le premier jalon de sa carrière, sa volonté d’en sortir par le haut. «Je l’ai vécu comme un défi.»
Turbulent mais pas méchant
Le rap brûle en lui. Ce sera sa planche de salut. «J’étais à l’école à Conches, il y avait des enfants d’immigrés, des blédards (ndlr: originaires du Maghreb) et des handicapés physiques.» Le conseiller d’orientation n’a pas pris de gants: «L’école, c’est pas pour toi.» Sous-entendu, le chantier te tend les bras. Elève turbulent mais pas méchant, Di-Meh est vif, intelligent. Il termine un apprentissage de vente et prend le micro.
Il a découvert la culture hip-hop il y a dix ans, au skatepark de Plainpalais. Aujourd’hui, les enfants défilent pour recevoir l’accolade. Rien ne différencie le petit Genevois pur sucre de l’Irakien du même âge. Ils s’avancent, admiratifs, en apercevant la silhouette du «grand». «Le skate vient de la street, comme le rock, commente Di-Meh. C’est communautaire. Pas besoin de savoir qui tu es, d’où tu viens pour te faire accepter. On se salue, on noue un lien dans l’instant, ici comme partout dans le monde. Sang-mêlé, fils d’immigré ou de diplomate.»
Filer à Paris...
La musique est indissociable des rouleurs, en planche ou BMX. «Autrefois, les haut-parleurs passaient du rap à un volume très puissant, ça faisait vraiment ghetto.» Il en a écouté, son premier disque acheté est «Ready to Die» de Notorious B.I.G., un jalon dans l’histoire du rap. «J’aimais ses rimes multisyllabiques, sa voix lourde, un ton à lui.» Di-Meh a l’oreille. Il absorbe comme une éponge. Lors d’un tournoi d’impro à l’Usine, il découvre les 1995, le groupe de Nekfeu, future Victoire de la musique 2016. «Avant cette rencontre, tout était fermé. Et soudain, j’ai eu cette connexion avec la France, Paris.»
Di-Meh décampe tous les week-ends. Entre 14 et 19 ans, il prend le TGV, pas toujours avec un billet, et dort à Barbès chez son cousin Jamel. «Libre comme chien sans laisse»: cette phrase est dans son titre intitulé «Jeunesse». Ses souvenirs l’inspirent. Il écrit. Et le milieu du skate parisien le branche à Antoine Valentinelli, pas encore connu comme Lomepal, devenu depuis une figure de proue de la scène tricolore, désormais un ami. Les autres suivent, Orelsan ou Roméo Elvis, qui chante sur «Ride», un duo nonchalant. «Quand j’ride la ville en skate, j’ai plus les pieds sur terre…»
>> Voir le clip de Di-Meh «Jeunesse»:
Di-Meh, lui, décolle. Dans le jargon, on dit que c’est un kicker. Un rappeur technique. Il ne sait pas s’économiser, s’offre des transes endiablées en public, crame son énergie et sa voix. «J’ai un train de vie punk, j’suis un skateur. Les os de mes genoux craquent. Sur scène, je chante, je hurle. Le rap, c’est un cri du cœur.» Il donne tout, se couche tard, fume des pétards. En mars, les médecins lui diagnostiquent un polype sur les cordes vocales. «On m’a opéré avec l’interdiction de parler pendant un mois et demi. J’ai fait de la rééducation avec un logopédiste. J’avais une voix aiguë depuis petit, mon timbre a changé. Il y aura un avant et un après.»
Concert surprise le 7 juin
Juste avant son séjour à l’hosto, il a trouvé le temps et l’énergie d’enregistrer dans les locaux de Colors Records son tout nouveau projet. Le label a été fondé par les Suisses Thibault Eigenmann et Théo Lacroix, au sous-sol d’un immeuble cossu pas loin de chez lui. L’écurie est imaginative, perméable aux influences, respectueuse des individualités. Elle compte les rappeurs Slimka et Makala, avec lesquels Di-Meh se produit régulièrement, et six autres artistes, dont le funky Varnish La Piscine.
Après dix ans d’existence, Colors tourne financièrement. «Di-Meh est entraîné par sa passion, commente Théo derrière la console. Sa trajectoire est un exemple pour les gosses.»
Son prochain EP de 15 titres, Fake Love, façonné par les beats du Suisse Klench Poko, sort le 10 mai. La date joue sur les mots. Un repère désormais annuel, pour lui comme pour son public, dans une industrie musicale éclatée.
En marge, Di-Meh et ses acolytes préparent un coup. Le 7 juin, ce sera son grand retour sur scène avec des invités français et belges, sous l’égide du Red Bull Secret Gig. Le lieu – en Romandie – est tenu secret. Il sera dévoilé à la dernière minute et accueillera 2000 personnes. Le lendemain, l’artiste est au Caribana Festival de Crans (VD).
>> Voir le clip de Di-Meh «Fake Love»:
«La Suisse, c'est mon pays»
Oumar Touré, l’un de ses deux managers, résume son énergie: «Il veut faire rentrer 5 litres d’eau dans une bouteille de 1 litre.» Di-Meh galvanise ses troupes. «La sueur, la sueur, la sueur !» leur dit-il. Avec lui, ça ne s’arrête jamais.
Ce jeune rappeur algérien au bénéfice d’un permis C souhaite obtenir sa naturalisation. «Je suis né à Genève, je connais la ville comme ma poche. Zurich et Lausanne n’ont plus de secrets pour moi. C’est mon pays.» Di-Meh est une figure. A la rue de l’Ecole-de-Médecine, on le salue tous les mètres. «A l’étranger, chaque fois que je vois le drapeau à croix blanche, ça me fait quelque chose.» Lorsque la presse française suppose que la Suisse est raciste, il dégaine. «Jamais! Ici, je n’ai vécu qu’un seul contrôle en vingt ans. On ne te juge pas à ton faciès. A Paris, c’est tous les deux jours et c’est humiliant.»
La scène est son «taf»
Di-Meh aime les échanges, la mixité. «J’ai enregistré avec le Brésilien MC Buseta. Il vit à Barcelone, chante en Amérique latine.» Il ajoute: «J’aurais aimé que Stress prépare la relève...» Pas cette fois.
A Bercy, le gamin a fait les premières partie d’Orelsan devant 16'000 spectateurs. «Le premier soir, j’avais la pression. Le suivant, c’est comme s’ils étaient 500. La scène, c’est mon taf.» Il ne roule pas sur l’or pour autant. «Du moment qu’on a de quoi se nourrir et se loger...» Les chiffres, ces millions d’écoutes sur Spotify, sont trompeurs: 1500 écoutes rapportent autant que la vente d’un album.
>> Voir le clip de Di-Meh «Big Foot»:
Fort de sa notoriété, Di-Meh fait un peu de pub. «J’avais ma tête dans les 500 enseignes Footlocker d’Europe à l’occasion de la sortie d’une collection capsule.» A Genève, le magasin 2-4-2 va sortir un skate à son nom.
Il est 19 heures. Di-Meh, le ventre vide, commande un sandwich au gruyère et une bière grenadine. On évoque l’avenir. Où se voit-il dans cinq ou dix ans? La réponse est sans hésitation: «Je vais bouffer le monde!» Bon appétit jeune homme. Et mektoub!
Trois dates à retenir
- 10 mai (ça ne s'invente pas): sortie du EP (15 titres) «Fake Love»
- 7 juin: un concert "secret" marquera son grand retour sur scène depuis son opération avec des invités français et belges, sous l’égide du Red Bull Secret Gig
- 8 juin: Caribana Festival, scène du Lac.