C’est un peu comme si Franck Giovannini quittait ses fourneaux, Jean-Claude Biver sa manufacture ou Léonard Gianadda sa fondation. A un an pile de la retraite, alors qu’aucun repreneur ne se profile pour son domaine, Didier Joris s’apprête à poser son sécateur. Fatigué, déprimé, lassé d’une crise à laquelle il n’entrevoit pas d’issue et encore aggravée par l’épidémie de mildiou qui a ravagé entre 20 et 100% des récoltes cette année, l’œnologue propriétaire-encaveur de Chamoson assure en effet qu’il a vendangé ses 3 hectares pour la dernière fois. «Après, j’arrache tout! Et je me tournerai vers une culture moins énergivore, moins chronophage et plus rentable que la vigne. Le seigle ou l’argousier, par exemple. Dans le Vully, on plante bien du riz», se justifie celui qui, sauf retournement de dernière minute, encave donc son 45e et dernier millésime.
Une décision qui lui brise le cœur, bien sûr, mais que l’ancien expert et professeur de la Haute Ecole de viticulture et d’œnologie de Changins dit avoir mûrement réfléchie. «Ce n’est plus jouable. Il y a trop de contraintes et de pressions de toutes sortes. Commerciales, administratives, climatiques», énonce-t-il, avant d’égrener une longue liste de raisons qui l’ont conduit à cette capitulation.
A commencer par le manque d’intérêt de la jeune génération pour une profession qui ne la fait plus rêver. «Mes deux enfants se sont engagés dans d’autres voies. Ils ne sont pas les seuls. Au fil du temps, le nombre d’étudiants en section viticulture a fondu comme neige au soleil tant à Changins qu’à l’Ecole d’agriculture. Quant à celles et ceux qui n’ont pas de domaine familial et qui voudraient se lancer, ils ne sont soutenus ni par les banques ni par l’Etat. Ces institutions se contentent de regarder les gens se tuer au travail ou, pire, se suicider, comme c’est de plus en plus fréquemment le cas», assène, amer, le Valaisan, en dénonçant un cadre légal allant de surcroît à l’encontre des intérêts des agriculteurs. «Le droit successoral du paysan n’autorise pas le démantèlement d’une exploitation. Je voudrais donner une parcelle que je ne pourrais pas. Nous alertons les autorités depuis des années sur cette question, mais rien ne bouge.»
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Côté charge de travail, le tableau n’est guère plus réjouissant, selon l’adepte de la culture bio, qu’il a intégrée en 2003 déjà. «Le réchauffement climatique nous crée de plus en plus de soucis et de dégâts. De rares et espacés il y a encore dix ans, les épisodes de gel et de grêle se sont multipliés ces dernières années. Sans compter l’arrivée de nouveaux ravageurs, type mouche suzukii, flavescence dorée ou encore black rot, ce champignon ressemblant au mildiou qui s’attaque aux feuilles. Autant de périls qui nous obligent à augmenter de 30 à 40% le nombre de traitements. Douze en l’occurrence cette année. Un surplus d’engagement et de produits qui non seulement n’est pas répercuté sur les prix, mais qui met aussi les organismes à rude épreuve. Moi qui traite exclusivement à l’atomiseur à dos, trois ans d’affilée comme cette année et je meurs dans les lignes, prévient l’encaveur, sans plaisanter. Pour ne rien arranger, trouver de la main-d’œuvre en Suisse est devenu pratiquement impossible. Personnellement, j’ai la chance de pouvoir compter sur la fidélité de mes intérimaires… slovaques, qui m’épaulent depuis douze ans!»
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Enfin, reste le problème chronique le plus aigu, qui gangrène et décime le secteur depuis la fin des années 1990, selon notre interlocuteur: sa rentabilité et sa viabilité. «Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Ces dernières années, le kilo de fendant a été payé en moyenne 2,20 francs. Quand il a été payé, ce qui n’a de loin pas toujours été le cas. C’est humiliant. Ça ne suffit même pas à payer les traitements», s’indigne Didier Joris.
La faute, selon lui, à des intermédiaires qui ont fini par prendre tout le secteur en otage. «Premiers maillons de la chaîne, les producteurs sont les dindons de la farce. En fait, ce sont les gens qui ne travaillent pas la vigne qui gagnent de l’argent.» Des acteurs de la branche parmi lesquels les gros encaveurs et les grands distributeurs brouillent les cartes, estime l’œnologue. «Il n’y a plus de véritable philosophie. Ces poids lourds font et défont les modes. Pour eux, les cépages ne sont que des produits marketing qu’ils recalent parfois au bout de quelques années. Et tant pis pour le vigneron qui les a plantés. Même l’interprofession et l’Office de la viticulture s’y mettent. En Valais a émergé l’idée saugrenue de remettre la dôle au goût du jour, un vin moribond depuis des décennies.»
Ce n’est pas tout. Depuis le début de ce siècle, le marché du vin suisse subit de plein fouet les effets de la féroce concurrence étrangère. A cet égard aussi, les chiffres sont éloquents. «Entre 1976, l’année de ma première récolte, et 1998, ma production, un peu plus de 3000 bouteilles, trouvait preneur auprès de 15 à 20 clients. Les grandes toques du pays notamment. Aujourd’hui, je produis 7000 bouteilles et j’ai 900 clients dans ma cartothèque. Le temps où les gens remplissaient le coffre de leur voiture deux fois par année est révolu.»
Connu pour ses prises de position très tranchées, Didier Joris est conscient d’être le porteur d’un discours critique qui fera une fois encore jaser dans le microcosme. Il réfute cependant être inspiré par une certaine aigreur, voire par des idées et un management d’un autre âge. «Au contraire. J’ai toujours fait en sorte de coller à la modernité. Pour preuve, mes parcelles de divico, ce cépage multirésistant aux maladies lancé par l’Agroscope en 2013, que j’ai été l’un des premiers à planter. Une démarche coûteuse mais payante en cette année où les maladies ont frappé fort», se réjouit celui qui estime avoir investi environ 2,5 millions de francs en nouvelles plantations depuis ses débuts.
«J’ai consacré ma vie à cette profession. Je ne suis pas devenu riche, loin de là. Mais j’ai la prétention de dire que je sais de quoi je cause. Cela étant, je n’invente rien. Les problèmes que je soulève sont connus de tous depuis longtemps, mais trop de personnes et d’organisations refusent de les voir en face. Quand je dis par exemple que plus de 90% des sommeliers travaillant en Suisse sont Français et que, forcément, ils ont une tendance naturelle à promouvoir les vins de leur pays plutôt que les nôtres, on me soupçonne de tout et n’importe quoi, au lieu de s’atteler à ce vrai problème en essayant de susciter des vocations parmi notre jeunesse.»
Ultime coup de gueule avant de ranger définitivement ses outils? «En l’état, je ne vois pas ce qui pourrait me faire changer d’avis. Le cas échéant, je partirai avec la satisfaction du devoir accompli et le sentiment d’avoir respecté mes clients, la terre que j’ai travaillée et le métier qu’on m’a appris.»