«Le sens de la vie est la plus pressante des questions. Une fois qu’on commence à se la poser, la recherche d’une réponse devient obsessionnelle», disait l’écrivain et philosophe Albert Camus. A bientôt 52 ans et à force de triturer sa quête existentielle sous sa toque de chef doublement étoilé, Didier de Courten a fini par trouver la sienne. Le chef du Terminus de Sierre, qui a hissé le restaurant dans le top 10 des 100 meilleures enseignes de la planète (selon La Liste) trente-sept ans après y être entré comme apprenti, a choisi de quitter la course aux étoiles et aux distinctions à la fin de l’année (19/20 points au GaultMillau depuis 2006).
Un arrêt par abandon pour mieux revenir à la vie, dit-il. La vraie. Celle qu’il a sacrifiée sur l’autel de l’excellence et n’a, en fait, jamais réellement connue. Ou alors il y a très, il y a trop longtemps. Au temps où, adolescent, son plaisir favori était de nourrir la maisonnée. Une besogne volontaire, par amour des siens et par passion de transformer les produits du jardin et de l’écurie familiale en mets goûteux. Déjà. «Après la corvée de l’école, je me réjouissais de rentrer pour retrouver les fourneaux. Depuis que ma tante avait ramené un livre sur les grandes tables de Suisse, je ne pensais plus qu’à cuisiner.» Près de quatre décennies plus tard, le gamin qui empilait les «Betty Bossi» sur sa table de nuit tire la prise de la haute gastronomie. Avant d’en sortir cramé, craint-il.
Trop de contraintes, de protocoles exigés par les guides, de charges – 21 personnes en cuisine, 42 avec l’hôtel de 19 chambres, et pas assez de liberté et de profits. Autant d’efforts et de privations consentis pour décrocher cette troisième étoile Michelin que le maître-queux chasse depuis vingt et un ans et dont il sait qu’elle ne viendra sans doute jamais. Pas par manque de talent ou de créativité bien sûr, mais d’infrastructures que le guide semble souhaiter. Avoir une cuisine complète par salle, par exemple. Un doublon hors de prix que Didier de Courten ne pourrait pas répercuter sur les additions. «J’ai les mêmes charges qu’à Genève ou à Milan, mais de loin pas les mêmes tarifs.» Plus jouable, donc. Sans compter que la fin du bail de l’établissement se profile et que son futur toilettage dépend forcément de sa vocation.
Entre gastronomie et brasserie, le cœur du meilleur ambassadeur valaisan du goût a longtemps balancé avant que la raison ne l’emporte. «Le concept change, mais les valeurs du travail et la volonté de donner du plaisir aux gens restent immuables», garantit le maître. En prenant un noble et réjouissant engagement: «Désormais, c’est dans les yeux des clients que je veux faire briller des étoiles.»
En vérité, la raison n’a pas été sa seule conseillère. Pour la première fois, lui qui n’a manqué que deux services en vingt-cinq ans, pour accompagner ses collègues et amis Philippe Rochat et Benoît Violier en partance vers d’autres étoiles, a aussi écouté son cœur. Un message reçu comme une effusion, le 31 mai dernier, jour de la Pentecôte. Tout un symbole pour cet homme de foi. Ce jour-là, comme souvent, ce féru de course à pied, qui peut se targuer d’un chrono de 2h59 à Sierre-Zinal, a chaussé ses baskets pour s’en aller gambader sur les contreforts de ce val d’Anniviers qui l’a vu grandir et qu’il aime tant.
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Courir, s’immerger dans cette nature généreuse et sauvage, Didier de Courten n’a jamais trouvé mieux pour faire descendre la température et la pression accumulées derrière les fourneaux. Sauf qu’arrivé à l’hôtel Weisshorn, après une rude ascension depuis le chalet familial des Morands, 37 habitants à l’année, à un jet de pierre de Vissoie, il s’est offert un long moment de détente. Un instant de douceur face au Zinalrothorn et à la Dent-Blanche, à laisser flotter son regard dans le lointain et vagabonder ses pensées sur son parcours. «J’ai revu tous ces moments que je n’ai pas partagés avec ceux que j’aime. La naissance de mon fils, à laquelle je n’ai pas assisté; ces mariages et ces fêtes de famille et entre amis que j’ai boudés; ces leçons de ski à mes enfants que je n’ai pas données; ces désalpes et ces inalpes auxquelles je n’ai jamais participé; cette fanfare de Venthône que j’ai quittée et tant d’autres événements définitivement passés. A cet instant, j’ai compris que la cuisine, qui m’a apporté tant de joie, de satisfactions et de belles rencontres, m’avait aussi volé des années de vie. Dès lors, la décision de fermer le gastro m’est apparue aussi claire que l’eau de roche. Je me suis instantanément senti libéré, comme déchargé d’un immense fardeau. Car cette décision, je devais la prendre seul. Pas par égoïsme, mais parce qu’il aurait été injuste de faire endosser une part de responsabilité à mon entourage. Je ne me voyais pas dire à ma femme et à mes enfants: «Qu’est-ce que vous en pensez?» confie avec émotion celui qui s’est juré de rattraper, un peu, le temps perdu.
Pour le plus grand bonheur de Carmélina, son épouse, à ses côtés et heureuse de l’être depuis vingt-deux ans, celui d’Elodie, leur fille de 32 ans, fonctionnaire de police, et de Philippe, 21 ans, cuisinier comme papa. L’héritage du sang, estime le jeune homme, tombé bébé dans la marmite et logiquement pressenti pour prendre la relève. «Après que mon père m’a déconseillé de faire ce métier, j’ai fait un stage dans un bureau d’architecte. Un épisode salvateur, puisque j’ai compris après cinq minutes que ma place était… en cuisine», rigole Philippe, avant de confier, plus grave: «A moi de lui prouver que je mérite sa confiance. J’ai du pain sur la planche, comme on dit, pour espérer atteindre son niveau et sa technique. Mais j’ai l’avantage d’avoir à mes côtés une encyclopédie, une bible vivante.» La confiance.
Le nœud du problème pour le chef, qui confesse être incapable d’accorder la sienne à quiconque et même d’en insuffler. «Je veux tout maîtriser, tout contrôler. Un comportement qui tend un peu nos relations. Pour l’aider à progresser, je dois changer. C’est aussi la condition pour pouvoir profiter de ma nouvelle liberté. J’y travaille dur», jure d’un ton solennel l’alchimiste de la cuisine parmi les plus doués de sa génération doublé d'homme entier et intègre. «Je n’ai pas le choix. Le jour de mes 50 ans, je leur ai promis de tout faire pour y arriver.»
En retour, Didier de Courten a reçu le plus beau des cadeaux des mains mais surtout du cœur d’Elodie. «Je lui ai remis le dossier attestant que je portais désormais le nom de Courten. Nous le savions tous depuis quelque temps déjà, mais je tenais à lui réserver cette surprise pour son anniversaire», rapporte l’agente municipale sierroise, les yeux brillant de bonheur. «Il y a vingt-deux ans que je l’appelle papa et que je n’autorise personne à me faire la moindre remarque», prévient, index levé, mademoiselle de Courten.
«Le fruit d’une interminable procédure d’adoption d’une personne adulte», explique Carmélina, sa maman, veuve d’un premier mari décédé en 1999 après être resté dix ans dans le coma consécutivement à un accident de la route. Aide-soignante à l’hôpital de Sierre, la future madame de Courten confiait souvent sa peine à Berthe, une collègue. La maman de Didier, en fait, qu’elle ne connaissait pas encore. «Ma vie est un roman dans lequel se succèdent les chapitres tragiques et magiques. Avec le recul, je me dis que tous ces chemins devaient se croiser», résume «Carmé», de trois ans l’aînée de celui dont elle partage la vie, contrainte de ralentir la cadence après avoir connu un gros pépin de santé il y a quelques années. Mais gaz à fond ou frein à main serré, cette fille d’immigrés des Abruzzes assure avoir toujours trouvé sa place et son épanouissement dans l’ombre de son mari.
Aux yeux bienveillants d’Elodie, la reconversion du chef est d’ailleurs déjà bien avancée. «A la faveur du semi-confinement, j’ai découvert un nouveau papa. Un homme zen, qui a enfin décidé de s’écouter.» «Et moi un mari, un amant, un ami, dont je peux profiter plus de trois minutes par jour», confirme Carmélina, radieuse. Didier de Courten abandonne la haute compétition, pas les défis…
L'éditorial: Et si le travail n'était pas tout?
Par Michel Jeanneret
Les Suisses sont un peuple de bosseurs. Sérieux. Carrés. Fiables. C’est un cliché absolu, mais il ne tombe pas du plafond. C’est ce qui explique les quintes de toux provoquées il y a deux mois par notre très maladroit conseiller fédéral chargé de l’Economie, lorsque celui-ci s’est permis de soupçonner les citoyens helvétiques de vouloir utiliser le soutien financier de l’Etat comme un «oreiller de paresse».
De manière générale, le Covid-19 aura été un choc pour tout le monde. Sur le plan professionnel, il aura surtout fait office d’électrochoc pour une génération de baby-boomers mariés à leur entreprise, qui ont fait de leur travail un véritable projet de vie. Au bénéfice du confinement, ces travailleurs, souvent des hommes, ont redécouvert – quand ils n’ont pas tout simplement découvert – dans un certain vertige existentiel ce que leur travail leur avait confisqué.
C’est le cas du cuisinier Didier de Courten, qui nous confie avoir décidé de fermer son restaurant gastronomique car il lui a «volé des années de vie» auprès des siens, un temps précieux qu’il compte désormais rattraper. On le connaissait sur les épreuves d’endurance, comme la course Sierre-Zinal, le voilà qui entame un sprint. Son histoire est passionnante, car elle fait écho à ce que beaucoup de travailleurs acharnés ont vécu ces derniers mois, soudain habités par un doute: derrière ce que nous avons toujours considéré comme la garantie d’une liberté, n’y aurait-il pas en réalité un système qui a fait de nous des prisonniers?
La famille. Cette référence n’est pas anodine. Si les baby-boomers ont tant donné, c’était au bénéfice d’un pacte tacite: la sécurité du travail. A la suite des bouleversements impliqués notamment par la digitalisation et l’effondrement programmé de nos retraites, cette sécurité a volé en éclats, nous amenant naturellement vers la dernière des choses susceptibles de nous offrir un semblant de quiétude et un maximum de sens: notre foyer. Ce changement fondamental de paradigme n’est peut-être aujourd’hui qu’une vaguelette, mais il est appelé à devenir un tsunami.