Au bout du chemin, il y a son petit chalet, et puis plus rien. Presque le bout du monde. Son rêve. Diane Tell s’est installée sur la commune d’Ayent il y a dix ans, après avoir passé presque trois décennies à Biarritz, sur la côte basque. Un changement d’air qu’elle a décidé sur un coup de tête. «J’étais en tournée en Valais avec Célina Ramsauer, se souvient-elle. Un moment de ma vie où les choses évoluaient. Je me suis dit: «Pourquoi ne pas venir vivre ici?» J’ai eu beaucoup de chance, j’ai trouvé la maison très vite. La première que j’ai vue, elle était en construction. J’avais dix visites prévues, j’ai annulé les neuf autres.»
La Suisse, un rêve d’enfant
Un coup de foudre qui n’a pas pris une ride, tant la chanteuse se plaît dans sa tanière helvétique. «Une nouvelle vie dans une maison neuve, avec des toilettes neuves et tout le reste neuf aussi, c’est tout ce dont j’avais besoin, rit la chanteuse en égouttant un sachet de thé noir au-dessus de sa tasse. Je suis vraiment très heureuse ici et très productive. C’est important, la maison de l’artiste. J’ai vécu trois ans et demi à Paris, j’y ai très peu composé ou écrit.» La Suisse, c’était aussi et surtout un rêve d’enfant. «Quand j’avais 14 ans, j’ai acheté un billet d’avion pour venir ici avec l’argent que je gagnais grâce à des petits boulots de secrétaire et aux cours de guitare que je donnais, raconte-t-elle. J’adorais le jazz et le ski. Le plus beau festival de jazz se trouvait à Montreux, au bord d’un lac magnifique. Juste derrière, il y avait les plus belles montagnes du monde. Pour moi, la Suisse, c’était le paradis sur terre. Evidemment, ma mère a refusé que je parte, me disant que j’étais folle, et m’a obligée à revendre le billet. A la place, on a passé tout l’été à se balader en camping-car dans les Rocheuses, elle et moi. C’était super. J’ai eu très peu de moments de bonheur avec ma mère, mais ça, c’en était vraiment un.» Elle est comme ça, Diane. Spontanée, drôle, curieuse de tout. Nomade dans l’âme, elle a voyagé un peu partout, rencontré quantité de gens, des plus anonymes aux plus célèbres, mais reste farouchement attachée à sa solitude. «Je suis née en Abitibi-Témiscamingue, dans le Grand Nord, explique-t-elle. Enfant, j’aimais beaucoup la nature, la forêt, la neige, le froid. J’étais un peu garçon manqué et j’aurais volontiers été aventurier. Ou camionneur. J’ai toujours aimé les camions. J’aurais été très heureuse.»
Imposer sa patte et sa signature
Mais son amour des mots la mènera sur la voie de l’écriture et du chant. Dès qu’elle a tenu une guitare entre ses mains, à l’âge de 12 ans, elle a commencé à écrire et à composer ses premières chansons. Une cinquantaine jusqu’à l’âge de 17 ans. Ses quatre premiers albums ne compteront d’ailleurs aucune collaboration. Parmi cette production prolifique, «Si j’étais un homme», sortie en 1980, son plus grand tube à ce jour et un titre phare qui lui colle à la peau. Sans rancune. «On n’en veut pas à une chanson qui représente pratiquement 70% de son chiffre d’affaires, sourit la chanteuse. Et il y a pire dans la vie que d’avoir un hit ou d’entendre des gens presque tous les jours te dire que cette chanson a tellement compté pour eux. Sans parler de voir les spectateurs se pâmer quand tu la chantes sur scène, quelle que soit la version. Alors non, je ne lui en veux pas, même si c’est vraiment l’arbre qui cache la forêt.»
Un début de carrière qui aura permis à Diane Tell d’imposer sa patte et de trouver une signature unique, à l’image des Judy Collins, Dolly Parton, Joan Baez ou Joni Mitchell, son idole absolue. Joli clin d’œil du destin, son nom vient désormais s’inscrire auprès de ce modèle de toujours, au Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens. Le 28 septembre dernier, Diane a en effet été intronisée devant 2700 personnes au cours d’une cérémonie qui s’est déroulée en grande pompe au Massey Hall de Toronto. A ses côtés: Sarah McLachlan, Jim Cuddy et Greg Keelor de Blue Rodeo, ainsi que Tom Cochrane. Une émotion toute particulière. «Ça fait très drôle parce que, quand j’ai commencé à écrire des chansons, Neil Young, Leonard Cohen ou Joni Mitchell, c’était quand même quelque chose, s’exclame-t-elle. Joni, c’était la déesse absolue, le graal. Tout juste si je ne voulais pas faire ce métier à cause d’elle. Tous sont des auteurs incroyables. Alors, se retrouver aujourd’hui dans cette liste d’intronisés prestigieux en tant que femme, francophone qui plus est, ce n’est pas rien!»
Lutter en tant que femme
Une reconnaissance qui la ravit et tombe à point nommé. «Ça aurait peut-être pu intervenir un peu avant, concède-t-elle, mais c’est arrivé au bon moment dans le sens où je suis un peu à la fin d’un cycle. Avant, j’avais encore quelques boulons à resserrer. Là, c’est comme le point final d’un beau chapitre. Aujourd’hui, je suis prête à recommencer autre chose.»
Et des projets, la Québécoise n’en manque pas. Même si le temps qui passe la pousse à porter un regard différent sur ce qu’il lui reste à accomplir. «C’est un travail monstrueux pour une femme de ne pas être sur la sellette, relève-t-elle. Dès que tu passes un certain cap, c’est très compliqué. Les hommes sont beaucoup moins fragilisés par l’âge. Je pensais qu’à 40 ans c’était mort. Il a fallu que je me batte. D’abord parce que j’aime travailler, et surtout parce que j’en ai besoin. Je suis indépendante, donc ça revient à gérer une petite entreprise. Je ne sais pas de quoi demain sera fait, mais je prête une grande attention à ne pas me laisser gagner par la peur de manquer d’argent. C’est une angoisse qui peut t’amener à faire des bêtises. Tout ton travail accumulé, c’est ton œuvre. Tu peux l’abîmer en faisant des choses ridicules ou qui le salissent par peur de manquer. Je m’y refuse.»
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Des projets à foison
Son prochain album est prêt, moyennant quelques semaines d’enregistrement. Il a même un titre: «Polissonne». Et il est couplé avec une collection de lingerie, réalisée en collaboration avec Madame M, la couturière lausannoise qui habille Diane depuis trois ans. Des créations originales, colorées et adaptables en plusieurs tenues. En revanche, aucune date de sortie n’est fixée pour le moment. «J’ai adoré travailler sur ce projet, s’enthousiasme Diane. S’il ne sort pas, ce n’est pas grave, même si en mon for intérieur je suis persuadée que ce sera le cas. Je ne suis pas obsédée par le résultat, ce n’est pas quelque chose qui me stresse. Je ne fais pas un album pour faire un succès, mais parce que j’aime être en studio. J’aime écrire des chansons. Si j’embarque dans une tournée, c’est parce que ça me plaît. Et puis je suis obligée d’admettre que je rentre dans une phase de ma vie où je dois recalculer un peu les possibilités, et les besoins aussi.»
Hors de question pour autant de penser à la retraite. Elle n’a d’ailleurs pas pris de vacances depuis qu’elle est arrivée en Suisse. L’air de la montagne lui suffit à recharger ses batteries. «Je travaille comme un jeune homme de 30 ans, s’amuse-t-elle. En fait, je travaille comme un âne. Pour le moment, j’ai la santé, alors j’en profite. La maladie peut arriver demain, comme jamais, on ne le sait pas. Mais la santé, c’est quand même quelque chose qu’il faut inclure à l’équation. Je suis en train de réfléchir à ce que je vais faire du reste de ma vie, pour que ce soit un chapitre intéressant. Ça me taraude un peu.»
Ecrire, encore et toujours
L’âge, elle y pense, sans pour autant en faire une obsession. «J’aurais pu être vieille avant, ça tarde un peu à venir, rit-elle. La vieillesse, c’est quand même beaucoup dans la tête. Je suis vieille aux yeux de beaucoup de monde, certainement, mais pas aux miens. Je trouve que ma vie ressemble énormément à celle que j’avais quand j’étais jeune: j’écris des chansons, je fais des concerts, je suis autonome, j’aime bien aller manger chez les copains. Le docteur a l’air de dire que la vie d’artiste conserve, parce que j’ai de bons résultats de ce côté-là. Mais si tu regardes mon père et ma mère, dans dix ans, je suis morte. C’est hyper-court, comme délai. Ça fait dix ans que je suis en Suisse et je n’ai même pas fini de déballer mes cartons!»
Pas de quoi l’arrêter pour autant. L’âme jardinière, Diane dit cultiver ses projets comme si elle plantait différents fruits, légumes ou fleurs, en attendant de voir ce qui poussera ou non. «Je ne m’angoisse pas trop là-dessus parce que je sais que mon temps est très limité, ajoute-t-elle, philosophe. Je vais peut-être aller vers ce projet si simple qui est d’écrire quelques chroniques-Mémoires avant de la perdre. Je voulais même appeler ça «De mémoire». Ou en tout cas le premier texte, parce qu’on ne se souvient pas de tout comme il faudrait. En fait, j’aime bien écrire, c’est sympa. Tu te lèves le matin, tu bois ton petit thé, tu te mets sur le balcon avec les montagnes devant. Tu sors un beau crayon et puis tu écris tes petites chroniques. Je trouve que c’est un beau travail de vieille, plus simple que de partir en tournée.» Elle avoue également une envie de revenir aux fondamentaux. Un album qui ne vienne que d’elle, sans aucune collaboration, comme à ses débuts. «J’ai envie de boucler la boucle. J’ai un album comme ça en moi, j’en suis certaine et je vais le faire.»
Pour le reste, elle préfère laisser la vie lui révéler les jolies surprises qu’elle lui garde encore en réserve. «Je ne pense pas avoir peur de la mort, confie l’artiste. J’y pense de temps en temps, avec un regard presque relaxant. Je ne suis pas très croyante, j’ai eu une très bonne vie et je suis très reconnaissante pour ça. Comme je n’ai pas d’enfants, je n’ai pas la crainte de laisser quelqu’un derrière moi non plus.» Quant à sa dernière demeure, si elle n’a pas (encore?) écrit de chanson à ce sujet, elle semble tout à fait au clair sur ce qu’elle souhaite. «Je pense que je vais finir mes jours en Suisse, lâche-t-elle comme une promesse. J’aime beaucoup ma vie ici, j’y suis très heureuse et je ne vois pas d’autres pays au monde où passer le restant de mes jours. Je n’ai pas choisi de naître au Québec, mais je peux choisir où je vais mourir. Je n’ai pas choisi mes parents ni ma famille, mais je peux choisir les dernières personnes qui vont éventuellement m’accompagner au bout du voyage. Et je ne vais pas m’en priver!» Bien sûr, le plus tard sera le mieux…