«J’arrive à un âge où tous mes copains sont à la retraite. Certains jouent au golf, d’autres vont se promener avec les enfants de leurs enfants, la plupart s’ennuient… Moi, je plonge partout autour du globe et je photographie des paysages d’une beauté extraordinaire dans des lacs et dans des rivières.» A 68 ans, le photographe fribourgeois Michel Roggo est connu dans le monde entier pour ses photos d’animaux et en particulier ses photos de poissons. Il a réalisé plus de 40 expositions, publié une dizaine de livres et notre magazine, L’illustré, lui a consacré plus de 20 grands reportages. Un record!
La photo par hasard
La nature, pour Michel Roggo, est une passion qui remonte à l’enfance. Tout jeune, il va pêcher dans la Sarine avec son frère aîné, Jean-Claude. Plus tard, il fait des études de géologie, puis enseigne les sciences naturelles à l’école primaire, à 23 ans, et ensuite au collège. A 30 ans, il découvre la photographie par hasard, quand un copain lui prête un appareil photo Canon. Un an plus tard, il part en vacances au Kenya. Seul. Un premier voyage qui aurait pu être le dernier: il s’embourbe sur une piste avec sa voiture de location. La nuit tombe…
«Les hyènes sont arrivées les premières, se rappelle-t-il. L’une a sauté sur le capot et a arraché les essuie-glaces. Une deuxième s’est acharnée sur la plaque minéralogique, les autres tournaient en rond autour de la bagnole en hurlant. J’étais très tendu, mais je n’ai ressenti aucune peur, j’étais prêt à tout. Ensuite j’ai eu la visite d’un troupeau d’éléphants, heureusement ils m’ont contourné, puis une lionne est venue me voir au matin. Quand elle est partie, j’ai décidé d’aller à pied jusqu’à l’entrée du parc, c’était ça ou mourir de soif.»
Miracle
Sur les 15 kilomètres qui le séparent de la cabane des rangers, il ne rencontre que des buffles. Un véritable miracle! «C’était un peu comme faire Morat-Fribourg, j’étais très sportif à l’époque et j’ai couru presque tout le temps, mais j’aurais fait quoi face à des lions, hein?»
A Nairobi, deux ou trois jours plus tard, il voit le film «Chasse à mort» avec Charles Bronson. Les scènes tournées dans le Yukon, au Canada, l’inspirent: l’immensité des paysages, le froid, l’absence totale de présence humaine. C’est décidé: son prochain voyage, il va le faire en Alaska!
Là-bas, Michel Roggo découvre les sockeyes, ces fameux saumons rouges qui remontent les rivières en bancs serrés pour frayer. Il a l’idée de photographier ces poissons sous l’eau, ce qui est impossible pour des plongeurs étant donné la force du courant, et il invente pour cela un matériel invraisemblable: il bricole son Nikonos – un appareil sous-marin destiné à la plongée – avec des câbles de vélo, pour pouvoir déclencher et faire avancer le film à distance.
Notoriété à l'horizon
Il invente aussi un système de perche télescopique sur laquelle il fixe son appareil pour prospecter différentes profondeurs d’eau. C’est ainsi équipé qu’il se rend sur la rivière Adams, en Colombie-Britannique, dans l’ouest du Canada.
Les saumons rouges sont au rendez-vous, il prend des centaines de photos sous l’eau et c’est le début de la notoriété. En 1986, la Schweizer Illustrierte publie 12 pages sur ses saumons rouges, puis Geo Allemagne, puis L’illustré. Michel Roggo continue à enseigner à mi-temps, ce qui lui permet de s’autofinancer.
Le déclic se fait en 1992. Son frère, dont il était très proche, décède d’un cancer. Et ses collègues professeurs, au collège de Fribourg, n’apprécient pas tous sa double carrière: ils le pressent de choisir entre la photographie et l’enseignement. Alors il réfléchit quelque temps à son avenir, puis donne son congé. «Le lendemain matin, je suis descendu aux Arcades, mon stamm fribourgeois, pour boire mon café et lire les journaux. Je vivais un moment incroyable: je n’avais plus ni boulot, ni caisse de pension, ni rien. J’étais libre et ça me donnait le vertige. Je me suis dit: «Bon, et maintenant quoi?» J’avais vu un film du commandant Cousteau sur l’Amazonie, j’en rêvais, alors j’y suis allé.»
Un voyage plus dur que tous les précédents: il pleut, l’humidité et la chaleur sont étouffantes. Le soir, impossible de regagner la terre ferme, il n’y a pas de rive, seulement des arbres immergés et des millions de moustiques. Il doit rester des jours et des nuits sur un bateau qu’il a loué à prix d’or, avec ses trois membres d’équipage armés jusqu’aux dents. «Je suis très tenace, si ça tourne mal, je reste calme et attentif.»
Son système de perche lui permet de photographier la faune locale: piranhas, caïmans, anacondas… Il vit pleinement son rêve, les bruits, les odeurs, les sensations sont extrêmes. Malheureusement, au retour, il est ruiné.
La visite de Mike Horn
Alors il se débrouille comme il peut, accepte des petits boulots de graphiste, mange «beaucoup de Migros Data». Un hôte de marque vient lui rendre visite, un certain Mike Horn, qui prépare la descente de l’Amazone. Michel Roggo se souvient: «Il conduisait une vieille Datsun Cherry grise toute rouillée. C’était la même que la mienne. On s’est bien marrés. Il m’a parlé de ses projets; le plus dingue, c’est qu’il les a tous réalisés.»
Petit à petit, les archives de Michel Roggo s’enrichissent et la revente de ses photos lui assure une petite rentrée d’argent. Tout ce qu’il gagne, il le réinvestit dans ses voyages: les crabes rouges de l’île Christmas, en Indonésie, les saumons en Islande, la faune aquatique à Cuba, les truites de mer en Suède, puis des projets tout proches, comme les poissons des lacs suisses et des paysages de la Singine et des Gastlosen.
40 pays visités en neuf ans
En 2009, il se rend en Islande pour tenter de photographier une énième fois des saumons atlantiques. Mais le voyage tourne à la catastrophe: il pleut sans arrêt, les rivières sont troubles. Alors il se rend sur la faille de Silfra, dans le parc de Thingvellir, dans le sud-ouest de l’île. L’eau est absolument cristalline et il photographie des paysages extraordinaires.
Le «freshwater project», littéralement le projet de l’eau douce, vient de naître: il ne photographiera plus des poissons, mais des paysages sous l’eau, dans les plus beaux endroits de la planète. Ce travail est colossal: 40 pays visités en neuf ans, des dizaines de milliers de photos.
Nouveau monde
En vacances en Suède avec sa compagne Beate, enseignante-logopédiste à l’Université de Zurich, Michel Roggo se met au snorkeling dans un petit lac isolé. Cela l’amuse mais déclenche aussi quelque chose en lui: il a la sensation de se fondre dans les flots. A 60 ans, il vient de découvrir la plongée! Deux ans plus tard, son brevet de plongée en poche, il part explorer les eaux du lac Baïkal, en Sibérie, le plus grand lac de la planète. «Pendant plus de vingt-cinq ans, j’ai vécu de la photo subaquatique sans jamais aller sous l’eau et là, un nouveau monde s’offre à moi, je me réinvente. Et puis, vu la profondeur du lac, ma perche me semblait vraiment dérisoire.»
En 2014, c’est le drame, sa femme Beate meurt du cancer. Ils venaient de se marier. Anéanti, il cesse complètement de photographier pendant sept mois. Puis il trouve le courage de retourner à Oman, le dernier pays qu’ils avaient visité ensemble. «Lorsque Beate est décédée, j’ai beaucoup écouté Arvo Pärt, un compositeur estonien. C’est de la musique classique moderne, minimaliste, réduite à presque rien. Quand j’ai plongé dans ces oueds au milieu du désert, j’entendais cette musique. J’ai fait des photographies très calmes, très épurées, je n’avais plus l’énergie pour faire tous ces machins vivants, ces ours, ces photos coups-de-poing.»
Toute la beauté du monde
Il se remet tout doucement à voyager, même si la douleur de son deuil est bien présente: «Je suis retourné au lac Baïkal, j’ai des amis russes là-bas, des plongeurs. Oui, j’ai pensé à la mort, ça aurait été facile de me laisser descendre, tout doucement. A 700 mètres de profondeur, personne ne serait venu me rechercher. Un jour, j’ai failli me laisser couler, mais j’ai pensé alors à toute la beauté du monde, à toutes ces choses que je voulais encore voir, et je suis remonté à la surface. Je sais aujourd’hui que je ne m’arrêterai jamais! Je vais bientôt retourner en Amazonie, pour nager avec les dauphins roses, avec les anacondas, les piranhas… Et aussi pour faire ce qui est devenu le plus important pour moi: revoir les gens que j’aime.»
Un livre et une exposition
En 2018, l’actuel directeur du Musée de Morat, Ivan Mariano, propose à Michel Roggo d’aller photographier sous l’eau dans le lac de Morat en vue de faire une exposition. Au départ peu enthousiaste, à cause de la turbidité de l’eau, le photographe commence néanmoins son projet en hiver, dans le froid.
Un an plus tard, le projet a grandi et s’est étendu aux lacs de Neuchâtel et de Bienne. Il se nomme désormais «Les trois lacs», en collaboration avec un jeune photographe naturaliste fribourgeois, Etienne Francey, qui, lui, a photographié la faune depuis la rive dans un style très original.
Ce travail en commun est à voir jusqu’au 6 octobre au Musée de Morat. La dualité de ces deux regards de photographes sur le même thème est tout à fait passionnante.
Pour celles et ceux qui n’auraient pas l’occasion de se rendre sur place, un livre retrace cette expérience: «3 Seen/Lacs», aux Editions Werd Verlag.