A Saint-Michel-l’Observatoire, dans les Alpes-de-Haute-Provence, en ce mois de décembre 1994, le doctorant jurassien de 28 ans est tétanisé par le doute. Les données qui s’affichent sous ses yeux le propulseront Prix Nobel de physique vingt-cinq ans plus tard. Mais pour l’instant, il craint surtout qu’elles ne lui valent un bonnet d’âne. Il dira même plus tard qu’il avait «honte» de voir ces résultats s’afficher devant ses yeux. Ils étaient tout simplement trop rapides, trop beaux et surtout trop gros pour être vrais. Les nouveaux appareils ou son programme d’analyse informatique, tous encore en simple phase de test, devaient être déréglés. Il était invraisemblable de décrocher la timbale quelques semaines seulement après la mise en service de cette nouvelle infrastructure, alors qu’il était prévu que cette recherche de planète extrasolaire durerait des années. Au lieu d’exulter et de se convaincre qu’il avait déniché le graal, Didier Queloz était donc affligé par ce qui ressemblait à un fiasco technologique, synonyme de remise en question radicale du projet et de mois de travail et de développement supplémentaires pour identifier la panne.
Dans ce contexte de désarroi, pas question d’avertir tout de suite le patron, Michel Mayor, alors en mission scientifique à Hawaï. Le jeune collaborateur pointe d’abord le vénérable télescope de 2 mètres de diamètre et datant de 1958 sur les autres étoiles qu’avaient sélectionnées les deux astrophysiciens suisses.
Mais, premier constat rassurant, celles-ci donnent des mesures stables, ce qui indique déjà que l’appareillage n’est pas complètement fou. Il revient donc à l’observation de 51 Pegasi, une étoile comparable au Soleil, juste un peu plus massive, un peu plus brillante et un peu plus ancienne que notre astre du jour. Elle est située à 51 années-lumière, c’est-à-dire très près de nous, du moins à l’aune spatiale, car cela représente tout de même plus de 3 millions de fois la distance entre la Terre et le Soleil, ou plus d’un milliard de fois la distance Terre-Lune. Mais c’est bien cette étoile banale, à peine visible à l’œil nu dans des conditions d’observation parfaites, qui sera surnommée des années plus tard Helvetios, les Helvètes, en l’honneur de l’équipe de l’Observatoire astronomique de Genève.
De nouveau, Didier Queloz constate que cette étoile bouge nettement, rapidement et de manière métronomique d’avant en arrière par rapport à une observation terrestre. Les courbes qui se dessinent en reliant chaque point d’observation indiquent une période de 4,23 jours, 101 heures et demie. Le Jurassien doit se rendre à l’évidence après un rapide calcul: l’explication la plus plausible est celle d’une très grosse planète, d’environ 150 fois la masse de la Terre (la moitié de la masse de Jupiter), gravitant autour de cette étoile à une distance invraisemblablement proche: 7,5 millions de kilomètres seulement alors que la Terre, par exemple, se tient prudemment à 150 millions de kilomètres du Soleil et que Mercure, la planète la plus proche du même Soleil, reste en moyenne à 58 millions de kilomètres.
C’est là tout le problème: à l’époque, la théorie communément admise affirme qu’il est impossible qu’une planète géante (pour autant qu’elle existe ailleurs qu’autour du Soleil) gravite près de son étoile. D’ailleurs, dans notre système solaire, les quatre petites planètes rocheuses (Mercure, Vénus, la Terre et Mars) sont les plus proches du Soleil, et les quatre géantes gazeuses (Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune) sont les plus éloignées. Cette stricte répartition semble alors non négociable pour des raisons très complexes de modèle de formation des planètes autour de leur jeune étoile. Mais on ignore encore à l’époque qu’une planète peut progressivement migrer et adopter une tout autre orbite que celle où elle s’est initialement formée par agrégation de matière. Et c’est sans doute cette migration qu’a dû opérer cet astre costaud il y a des millions ou des milliards d’années avant de se fixer, selon les lois de la gravitation universelle, sur cette orbite inhospitalière lui valant une température de plus de 1000°C à sa surface.
La courbe sinusoïdale dessinée par les multiples points d’observation traités par son programme informatique est si belle, si parfaite que Didier Queloz décide enfin de l’envoyer par fax à Michel Mayor. Il ajoute même témérairement au schéma quelques mots: «Je crois que j’ai découvert une exoplanète.» Réponse laconique du vieux sage depuis Hawaï après avoir examiné le document: «Oui, peut-être.»
Car pas question en effet pour Michel Mayor de sabler prématurément le champagne de part et d’autre de la planète et de danser la rumba devant ses confrères au grand observatoire d’Hawaï. Et ce pour plusieurs raisons. La première, c’est que la recherche d’exoplanètes souffre d’une réputation scientifique désastreuse à cette époque-là. A six reprises au moins, des astronomes ont crié victoire avant de devoir ravaler leur joie après des démentis cinglants et sans appel de leurs confrères.
Pour Michel Mayor, pas question d’ajouter son nom à cette liste humiliante de découvreurs désavoués. Mais si cette planète est bien réelle, pas question non plus de se faire voler la primeur par la concurrence. A l’époque, deux équipes chassent la première exoplanète, une en Californie, une autre au Canada. Il s’agit donc de rester discret.
Enfin, même si les mesures semblent fiables, il faut encore les vérifier, cette fois de manière prédictive, en élaborant une éphéméride, c’est-à-dire en calculant à l’avance les résultats pour les confronter ensuite à chacune des prochaines mesures. La science, la vraie, doit répondre à des procédures exigeantes qui, à l’époque, étaient mieux respectées qu’en ces temps avides d’annonces fracassantes sur les réseaux sociaux. Hélas, il va falloir attendre l’été 1995 pour réaliser ce travail de bénédictin.
En effet, 51 Pegasi a un vilain défaut saisonnier: contrairement aux étoiles de la Grande Ourse ou de Cassiopée par exemple, qui sont bien visibles toute l’année, les astres de la constellation de Pégase se situent dans un coin du ciel qui descend trop près de l’horizon au printemps pour permettre des observations scientifiques. Il va falloir attendre juillet et que l’étoile reprenne progressivement de la hauteur pour se remettre à l’ouvrage. Six mois d’attente insupportable avant de pouvoir clamer que la Terre et ses sept cousines ne sont pas seules dans l’Univers. Avant de pouvoir, pour parler pompeusement, claironner que d’autres mondes existent, qu’autour d’une partie des milliards d’étoiles gravitent des astres de roche ou de gaz et donc que l’hypothèse d’une possible vie extraterrestre est moins réservée que jamais à la seule science-fiction.
Mais profitons de cette attente insoutenable pour remettre cette découverte, encore hypothétique, dans sa perspective historique. Et là, le héros principal s’appelle Michel Mayor. Car depuis 1971, l’astrophysicien vaudois se démène pour développer des instruments toujours plus perfectionnés permettant de mesurer les vitesses stellaires, c’est-à-dire de mesurer le déplacement des étoiles. Il faut obtenir des financements, réunir la crème des ingénieurs opticiens pour développer de nouveaux spectrographes astronomiques. Cet instrument a d’abord été conçu en 1876 pour déduire la composition chimique des étoiles à partir de leur spectre lumineux. Mais en 1929, l’astronome Edwin Hubble constate que le spectre des galaxies se décale vers le rouge ou vers le bleu selon qu’elles se rapprochent ou s’éloignent de l’observateur. C’est l’effet Doppler, le même type de variation qu’on peut vérifier sur le plan sonore quand une voiture s’approche puis s’éloigne. L’utilisation de la spectrographie pour mesurer les déplacements des corps lumineux dans l’espace allait permettre d’étudier finement ce gigantesque jeu de billard, dont les étoiles sont des boules en mouvement permanent mais le plus souvent imperceptible à l’échelle du temps humain.
Michel Mayor a eu un véritable coup de foudre pour la cinématique stellaire, le mouvement des étoiles. Mais si les technologies d’après-guerre permettent de mesurer les vitesses extrêmes auxquelles se déplacent certains objets, il est encore impossible de mettre en évidence par exemple celles des deux compagnons d’une étoile double, et de mieux comprendre ainsi leurs propriétés et leurs mécaniques respectives. Au fil des ans et des progrès technologiques, le Vaudois et les quelques autres spécialistes dans le monde tentent de mettre en évidence des corps célestes de plus en plus petits, voire invisibles même au télescope, en mesurant la vitesse radiale d’une étoile visible, c’est-à-dire ses oscillations induites par un compagnon plus petit et parfois non lumineux, telle une étoile naine brune.
Pour se doter de radars routiers cosmiques toujours plus performants, Michel Mayor réunit une équipe marseillaise menée par l’ingénieur phocéen André Baranne et des Genevois comme l’ingénieur opticien Jean-Luc Poncet. Ils conçoivent ensemble Coravel, mis en service à l’Observatoire de Haute-Provence en 1981. Cet instrument est capable de mesurer des vitesses de 300 mètres par seconde. Mais ce n’est qu’avec Elodie, mis en service en mai 1994 et capable de mettre en évidence des vitesses de 15 mètres par seconde, que la traque aux exoplanètes peut vraiment commencer.
Revenons en Haute-Provence, en juillet 1995, sous la coupole principale de l’observatoire. Réunis depuis quelques semaines, les deux savants en sont cette fois certains: leur étoile est la bonne. 51 Pegasi se fait bien danser autour par une énorme boule sans doute gazeuse et à une distance si proche que l’étoile effectue elle-même un mouvement circulaire suffisamment rapide (55 mètres par seconde), pour qu’Elodie ait pu le mettre clairement en évidence. Et coup de chance supplémentaire, ce ballet orbital se produit presque exactement dans l’axe de l’observateur terrestre, condition nécessaire pour pouvoir enregistrer les allers et retours de l’étoile. Alors tant pis pour la théorie en vigueur qui exclut encore, en 1995, ce scénario dit de «Jupiter chaud». Il n’y a pas d’autre explication vraisemblable. Leurs confrères les plus pointus en matière de formation des systèmes planétaires n’auront qu’à se débrouiller pour expliquer comment une telle configuration est possible! Venus en famille dans ces Alpes-de-Haute-Provence, les Mayor et les Queloz peuvent enfin se laisser aller à leur joie. On célèbre cette toute jeune certitude avec une tarte aux myrtilles achetée à Manosque, la ville la plus proche, et une bouteille du champagne régional, de la clairette de Die.
Mais il s’agit de foncer et de rédiger rapidement l’article scientifique qui annoncera la nouvelle au monde entier. Un article à soumettre à l’incontournable revue américaine Nature, aux procédures aussi sourcilleuses que longues. Car qui sait où en sont les concurrents californiens et canadiens? Au vu de la rapidité inespérée de leur pêche miraculeuse, Mayor et Queloz craignent que leurs confrères n’en soient au même point. Mais heureusement pour les Suisses, les équipes nord-américaines s’étaient concentrées sur la recherche de planètes à longue fréquence orbitale, estimant que le scénario d’un Jupiter chaud était très improbable. Michel Mayor, fort de son expérience passée, avait en revanche laissé la porte ouverte à tous les cas de figure. C’est peut-être ce refus des présupposés qui a fait pencher le Prix Nobel du côté des petits Suisses.
Tenus par l’éditeur de Nature à une stricte confidentialité, les chercheurs suisses n’ont pas le droit de parler de leur découverte en dehors d’un cercle scientifique restreint. Ils sont néanmoins rattrapés par la rumeur, qui commence à se propager. En effet, Mayor et Queloz, pour mieux assurer leurs arrières, ont consulté quelques confrères sur des questions théoriques. Malgré leur prudence, certains se disent que l’équipe de l’Observatoire de Genève a peut-être touché au but.
Et puis les experts de la revue Nature ont déjà lu leur article. Si bien qu’un jour de septembre, c’est le directeur du télescope spatial Hubble, Robert Williams, qui appelle Michel Mayor depuis la Sicile, où l’Américain doit donner une conférence sur la recherche d’exoplanètes. Le Vaudois se refuse à mentir à son prestigieux confrère et admet la fantastique découverte, mais sans donner le moindre détail. L’Américain terminera sa conférence en Sicile par une annonce publicitaire: les passionnés d’astronomie auraient tort de rater le congrès devant se tenir une semaine plus tard à Florence.
Michel Mayor et Didier Queloz, tous deux avec leur épouse, ont réservé des chambres dans des hôtels différents: le chef dans un joli petit établissement de la capitale toscane qu’il connaît déjà, tandis que son jeune collaborateur, dont c’est le premier voyage en Italie, s’offre une petite folie avec son épouse Valérie: un hôtel de luxe.
Les deux chercheurs s’attendent à vivre un séjour mémorable sur le plan scientifique, mais paisible. Or à l’accueil de leurs hôtels, c’est une avalanche de fax envoyés du monde entier qui les attend. Et devant la salle de conférences, au lieu d’une audience purement scientifique et clairsemée, c’est la pagaille: des cars de télévision, des dizaines de journalistes, une salle remplie par des centaines d’astronomes amateurs ou professionnels. Avertis du caractère exceptionnel de la contribution des deux Suisses à ce congrès, les organisateurs leur ont accordé plus de temps que prévu initialement pour leur conférence du 6 octobre. Et c’est ainsi, au grand dam de la revue Nature qui ne publiera l’article des Suisses («A Jupiter-mass companion to a solar-type star») le 23 novembre suivant, que la planète Terre et ses habitants ont appris avec un mois et demi d’avance que d’autres mondes étaient possibles. Mais les héros du jour sont quand même obligés de décliner toute interview tant que l’article n’est pas paru. Les médias doivent donc se rabattre durant plus d’un mois sur leurs confrères, certains enthousiastes, d’autres sceptiques.
Quelques jours plus tard, leur principal concurrent, l’Américain Geoffrey Marcy, pourtant connu pour avoir «flingué» certains faux découvreurs d’exoplanète, témoignait d’un parfait fair-play en confirmant l’exactitude des mesures des deux Suisses et en les félicitant. L’astronome californien et son équipe allaient mettre en évidence quelques semaines plus tard deux autres exoplanètes en réexaminant des données déjà enregistrées, mais qu’ils n’avaient pas interprétées à la manière helvétique. Mais ce sont bien Michel Mayor et Didier Queloz qui sont devenus célèbres. Leur vie avait basculé dans une autre dimension, jusqu’à les conduire vingt-cinq ans plus tard à Stockholm, jusqu’au firmament de la gloire scientifique.
>> Lire nos interviews des deux Prix Nobel romands: