Lorsque Alpha Bah parle de son histoire, son souffle est saccadé, il chuchote presque. C’est que son récit est poignant. «On peut s’arrêter, si vous préférez.» «Non, j’ai l’habitude.» Il parle lentement, cherche dans ses souvenirs, fait attention à n’oublier aucun détail, aucune date, aucun fait, aucun village qu’il aurait pu traverser.
Ce n’est pas la première fois qu’Alpha raconte son histoire. A Berne, il l’a fait pendant des heures devant les employés du Secrétariat d’Etat aux migrations. Car Alpha est ce qu’on appelle administrativement un RMNA, sigle barbare pour «requérant d’asile mineur non accompagné». Il fait partie de ceux qui, enfants, ont quitté seuls leur pays. L’année dernière, les RMNA représentaient 2,62% des demandes d’asile, soit 401 personnes, dont 29 avaient moins de 12 ans à leur arrivée en Suisse.
Le pays d’origine d’Alpha, c’est la Guinée et son village s’appelle Sangarédi, dans la région de Boké, à plus de 300 kilomètres de la capitale, Conakry. Depuis qu’il est enfant, Alpha rêve de cinéma. Aujourd’hui, une idée ne le quitte plus: son histoire deviendra un film. Le matin avant d’aller travailler ou le week-end, il passe son temps à l’écrire. «Je veux faire quelque chose qui ne disparaîtra pas, pour que les gens comprennent qu’on ne part pas facilement de chez soi. Je n’ai jamais voulu voyager, pourtant j’ai passé deux ans de ma vie à le faire et je veux expliquer pourquoi.» Une histoire faite d’obstacles, de courage, de souffrance et de débrouille. Une histoire que l’on ne souhaite à personne. Une histoire dans laquelle les héros ne seront jamais considérés comme tels. Bande-annonce.
Alpha naît en février 2001 à Sangarédi. Il se nomme lui-même «foulbé», soit peul. Les Peuls sont un peuple principalement de religion musulmane établi dans une quinzaine de pays d’Afrique de l’Ouest. Il est enfant unique et grandit avec sa mère, qui décède en 2012. Alpha arrête l’école et s’installe alors chez ses voisins, des amis d’enfance. «Quelques années plus tard, j’ai décidé de partir pour Conakry pour travailler. Le fils de mes voisins y avait un café. J’y travaillais la journée et y dormais la nuit, lorsque les clients étaient partis.» Alpha met l’équivalent d’un peu plus de 50 francs de côté et décide de partir, sans regarder derrière lui.
C’était le 15 mars 2015. «Derrière moi, je ne laissais rien, j’avais déjà tout perdu.» Il a tout juste 14 ans. Il se fait conduire jusqu’à Bamako, au Mali, à 1000 kilomètres de chez lui. Sur place, Alpha travaille à l’autogare. Il cherche des passagers pour les conducteurs. Deux mois plus tard, il se rend à Gao, en direction de la frontière algérienne. Alpha débarque dans la principale ville du nord du Mali encore en proie à l’insécurité de la guerre, qui fait rage dans la région. «J’ai rapidement fui, sinon je me suis dit que j’allais mourir ici.»
Une nuit, ils sont une centaine à monter dans un camion, qui les lâche au milieu du désert algérien. Avec Alpha, il y a aussi Abidu, qui vient du Sénégal. La petite troupe se fait arrêter, fouiller, racketter. Alpha sera jeté en prison pour deux semaines, une chance. Abidu, lui, sera abattu. Il avait 17 ans. «Après la prison, je suis parti pour Oran. Encore une fois, je n’avais pas le choix: c’était continuer la route ou mourir dans le désert», se souvient Alpha.
Pendant plusieurs mois, il travaille sur des chantiers, souvent sans être payé, et dort dans les maisons en construction pendant la nuit. «Je me suis aussi fait battre plusieurs fois, mais j’acceptais et j’économisais. J’ai toujours su économiser, passer la journée sans manger ne me fait pas peur.» Pendant une nuit, Alpha franchit la tranchée de 6 mètres de profondeur qui le sépare de la frontière marocaine puis file en bus à Tanger. Là-bas, il aide les Espagnols de Ceuta, l’enclave voisine, à porter leurs courses sur les marchés.
Il se rendra ensuite à Nador, à 400 kilomètres à l’est. Dans une forêt avoisinante, des centaines de personnes dorment sous des bâches en espérant rejoindre Melilla, la deuxième enclave espagnole au Maroc. «C’était tellement sale, tout le monde était malade. Une nuit, la police marocaine est arrivée et a tout cassé, j’ai couru, je n’avais même pas de sac à dos.»
Retour à Tanger. Alpha rejoint un convoi de réfugiés qui part des côtes marocaines, direction l’Espagne à la nuit tombée. Cette fois n’est pas la bonne, les passagers du bateau pneumatique sont arrêtés et Alpha est renvoyé en Algérie. Mais il ne désespère pas. Il retourne au Maroc et repart des plages de Tanger sur un bateau pneumatique, direction Ceuta. Ils sont 56 sur cette barque qui manque de chavirer à chaque vague. Alpha est malade. Ils n’ont ni gilets de sauvetage ni GPS. Neuf heures plus tard, ils débarquent enfin sur les plages de Ceuta. Nous sommes le 30 août 2016, cela fait un an et demi qu’Alpha a quitté son pays.
Alpha s’interrompt, reprend son souffle, demande un verre d’eau. Comme si son corps ressentait toujours aujourd’hui l’intense sentiment de soulagement d’être arrivé en Europe. Pourtant, après son arrivée sur cette plage de Ceuta il y a trois ans, le chemin est encore semé d’embûches. Alors Alpha continue de raconter. Il semble se perdre une nouvelle fois dans ses souvenirs. De la plage de Ceuta, il se souvient surtout des matraques de la police espagnole. «Et puis je n’ai pas osé dire que j’étais mineur, car on nous avait dit que les mineurs étaient directement renvoyés dans leur pays.» Alpha reste trois mois dans un centre de requérants d’asile bondé avant d’être envoyé à Séville.
Il fuit. A Bayonne d’abord, puis à Paris. Il passe la nuit près du Palais des Congrès, nous sommes en janvier 2017. Ensuite il prend le train pour Lyon, Annemasse et arrive à Genève. Sa première nuit en Suisse, il la passe par terre, sur un quai de la gare Cornavin, «celui qui va à Vallorbe, pour que je rejoigne au plus vite le centre d’enregistrement pour requérants». Au petit matin, un homme qui part travailler lui donne 40 francs. «Pour que je puisse me payer un billet de train, se souvient-il avec émotion. Cet homme, je ne l’oublierai pas.»
Après une dizaine de jours à Vallorbe, il est envoyé au centre d’accueil de Crissier, réservé à l’époque aux RMNA. Là-bas, il s’intègre vite, reprend l’école et devient même capitaine de son équipe de foot.
C’est en voyant des jardiniers travailler qu’il décide un jour de devenir paysagiste. «J’ai eu de la chance, mon employeur m’a toujours traité comme les autres, alors que beaucoup refusent d’engager des permis temporaires.» Alpha s’installe alors dans un petit appartement à Malley, près de Lausanne. Il finit aujourd’hui sa dernière année d’apprentissage.
Dans le café Black Luna, au Flon, à Lausanne, devant un chocolat chaud, Alpha griffonne dans un carnet. C’est ici, à l’abri de tous, qu’il écrit son film. «J’espère qu’il sortira en salle un jour», sourit-il. Il s’interrompt pour regarder les nouvelles de Guinée, qu’il suit attentivement sur Facebook. Son regard s’assombrit. Encore des morts dans des affrontements entre manifestants et forces de l’ordre à Conakry, sur fond de révision de la Constitution. Ces derniers temps, le climat est extrêmement tendu. Les voisins d’Alpha, ceux qui l’ont hébergé après la mort de sa mère, ont fui au Sénégal. Et tout ça, ce n’est pas du cinéma.