Le 17 juillet 2018, cela fera exactement cent ans que furent assassinés l’empereur Nicolas II, son épouse, la tsarine Alexandra Fedorovna, et leurs cinq enfants, Olga, Tatiana, Maria, Anastasia et leur jeune frère Alexis.
Réveillés au milieu de la nuit sous prétexte d’être transférés en lieu sûr, regroupés dans la même pièce et exécutés sommairement par des hommes ivres, ils vécurent côte à côte la fin de la tragédie qu’ils enduraient depuis mars 1917, l’abdication du tsar et la mise en résidence surveillée de toute la famille.
Parmi les plus proches témoins de ce cauchemar, un Vaudois, Pierre Gilliard, né à Fiez en 1879 et mort à Lausanne en 1962. Parti enseigner le français en Russie à 25 ans, celui qui n’était encore qu’étudiant devint en 1905 le précepteur des grandes-duchesses et du tsarévitch Alexis. Au total, il passera Treize années à la cour de Russie, titre du livre dans lequel il a raconté son extraordinaire aventure.
Parmi les centaines d’ouvrages consacrés aux Romanov, son témoignage demeure l’un des plus poignants et l’un des plus singuliers par l’intimité partagée avec la famille impériale. Les photographies qu’il est autorisé à prendre au quotidien et jusqu’aux derniers jours illustrent la confiance que lui accordait le dernier tsar.
Quelques mois seulement après son arrivée à la cour, Pierre Gilliard assiste à la première révolution russe quand, le 9 janvier 1905, après plusieurs jours de grève, la manifestation pacifique de la foule dans les rues de Saint-Pétersbourg est violemment réprimée par l’armée qui ouvre le feu. Ce «dimanche rouge», en plus de centaines de victimes, atteint profondément l’image du souverain.
Monté sur le trône le 1er novembre 1894, Nicolas II Romanov, dix-septième du nom, n’a jamais caché qu’il y allait à reculons: «Je ne suis pas prêt à être tsar. Je n’ai jamais voulu le devenir. Je ne connais rien à l’art de gouverner.» Même si l’économie du plus vaste pays du monde semble florissante, l’empire a besoin de réformes, pour améliorer les moyens de communication, pour diminuer sa bureaucratie, pour moderniser ses industries, pour améliorer la condition de la paysannerie (85% de la population), pour redistribuer les richesses.
Lourd secret
Sans jamais prendre la mesure de la gravité de la situation, Nicolas II multiplie les erreurs et les mauvaises décisions.
Comme en témoignent les photographies de Pierre Gillard, le tsar n’est jamais plus heureux que dans son rôle de père de famille. A la vie dans la capitale, il préfère la tranquillité des palais de Tsarkoïe Selo, les vacances en Crimée dans le magnifique domaine de Livadia ou encore les croisières estivales à bord du Standart, le yacht impérial qui, chaque été, navigue à travers le golfe de Finlande.
Au service des Romanov, Pierre Gilliard découvre rapidement un secret qui va peser lourd sur le destin de la famille. Alexis Nikolaïevitch, le fils tant désiré né en 1904, est atteint d’une grave hémophilie, transmise par son arrière-grand-mère, la reine Victoria du Royaume-Uni. La culpabilité et les angoisses de sa mère, l’impératrice Alexandra, vont permettre à un personnage particulièrement malveillant d’exercer son influence au sein de la cour: Grigori Raspoutine. Moine d’origine sibérienne, il va par sa réputation de guérisseur parvenir à rencontrer le couple impérial; et dès lors qu’il parvient à soulager une crise du jeune Alexis, il devient le protégé intouchable de la tsarine. Alcoolique, débauché, ce sinistre personnage étendra son influence jusqu’à choisir des ministres et des généraux. A son propos, Gilliard écrit: «Tous voyaient en lui le conseiller néfaste de la cour et le rendaient responsable des maux dont souffrait le pays… Pour beaucoup, il était une émanation de Satan, l’Antéchrist dont la venue redoutée devait être le signal des pires calamités.» L’assassinat de Raspoutine en décembre 1916 ne sauvera pas le tsarisme de la révolution en marche.
Dès le mois de février 1917 se répètent les troubles de 1905. A la douma (le parlement), les députés s’affrontent de plus en plus violemment et tandis que des grèves éclatent dans plusieurs usines, la révolte gronde désormais au sein de l’armée, épuisée par la Grande Guerre.Comme Louis XVI un siècle avant lui (la tsarine paraissant une Marie-Antoinette), le tsar semble ne rien voir de la révolution en marche, incapable de répondre aux légitimes revendications sinon en ordonnant de réprimer sans pitié toute manifestation. «Sois plus autocratique que Pierre le Grand et plus sévère qu’Ivan le Terrible», lui recommande la tsarine, toujours demeurée impopulaire à cause de ses origines allemandes. Dans son journal du 31 janvier, il note: «Je suis moins enroué. Ce matin j’ai été voir Alexis et me suis promené. A 6 heures l’oncle Paul m’a fait un rapport. J’ai lu jusqu’au dîner. Le soir nous avons fait un puzzle.»
Trois jours plus tard, le 3 mars, Nicolas II abdique en faveur de son frère, qui refuse le trône… Alors que les futurs leaders bolcheviques sont encore à l’étranger (Lénine en Suisse, Trotski à New York), cinq jours ont suffi à liquider une monarchie tricentenaire.
Aussitôt, l’empereur, sa femme, les quatre grandes-duchesses et le petit prince sont assignés à résidence dans le palais Alexandre à Tsarskoïe Selo. Tout au long des cinq premiers mois de captivité, Pierre Gilliard tient un journal dans lequel il note, le mercredi 18 avril: «Toutes les fois que nous sortons, quelques soldats, baïonnette au canon, nous entourent et nous suivent pas à pas. Nous avons l’air de forçats…»
A la mi-août, les membres de la famille Romanov et leur petite suite sont secrètement acheminés jusqu’à Tobolsk, en Sibérie, où ils restent enfermés dans «la maison de la liberté» jusqu’en avril 1918. Pour occuper le temps, le tsar et sa famille jouent des pièces de Labiche, aménagent un jardin potager, scient du bois quand il ne leur reste plus que ce droit-là. A la date du 17 mars, Gilliard note: «L’arrogance des soldats dépasse tout ce qu’on peut imaginer; on a remplacé ceux qui sont partis par des jeunes gens d’allure crapuleuse. Leurs Majestés, malgré leur angoisse qui augmente de jour en jour, gardent l’espoir que parmi leurs fidèles il s’en trouvera bien quelques-uns pour tenter de les délivrer. Jamais les circonstances n’ont été plus propices à une évasion, car il n’y a pas encore de représentant du gouvernement bolchevik à Tobolsk. Mais l’empereur met deux conditions qui compliquent fort les choses: il n’admet pas que la famille soit séparée ni qu’on quitte le territoire de l’Empire russe.»
Une église sur la prison
Fin avril, conséquence de ces rumeurs d’évasion, le tsar, la tsarine et leur fille Marie sont brutalement déplacés jusqu’à Iekaterinbourg; les trois grandes-duchesses – restées au chevet de leur frère, intransportable du fait d’une nouvelle crise d’hémophilie – les rejoindront trois semaines plus tard.
A la place de la maison Ipatiev qui fut leur dernière prison, brille aujourd’hui l’église de Tous-les-Saints, construite après la destruction de la maison en 1977 sur ordre du KGB.
Ironie de cette histoire, il faut aujourd’hui se rendre dans l’ancienne maison de la culture réservée aux membres de la Tchéka (l’ancêtre du KGB) pour connaître le fin mot du drame. Dans un petit musée, où rien ne semble avoir changé depuis la fin de l’URSS, on peut voir la grille qui bloquait la fenêtre de la pièce dans laquelle se déroula le massacre. «C’est la dernière chose qu’ils ont vue», commente le directeur. A côté des armes du crime, les découvertes et tous les relevés des nombreuses fouilles réalisées à 20 kilomètres de la ville, dans les forêts de bouleaux et de pins, au milieu des anciens puits de mine du village de Koptyaki, là où furent dissimulés les corps. Parce que mis à part Iakov Sverdlov (en l’honneur duquel la ville fut rebaptisée Sverdlovsk entre 1924 et 1991) qui signa l’ordre d’exécution, ni Lénine ni aucun responsable bolchevique n’assumèrent jamais l’assassinat des Romanov.