- Que faisiez-vous au moment de découvrir votre maladie?
- Delphine Lubomirski-Eggly: Je travaillais pour trois fondations. A l’été 2019, j’ai souvent eu de petites poussées de fièvre, de la fatigue. J’avais une vie bien remplie, assez stressante. Je faisais 15 millions de trucs et même de la comédie musicale. En juin, deux mois avant le diagnostic, j’étais sur scène. Je me sentais essoufflée alors que je n’étais pas la plus âgée. Une amie m’avait dit: «Tu es grise, tu manques de magnésium.» Il m’en faut beaucoup pour m’arrêter. Un Dafalgan, une bonne nuit de sommeil et ça repart. Un jour, je me suis évanouie. Au réveil, je ne me souvenais pas de tout. Je suis partie en vacances avec mes trois enfants (deux garçons de 12 et 4 ans, une fille de 9 ans, ndlr). Et l’été a passé...
- Vous aviez alors 47 ans. Que s’est-il passé?
- En août, j’ai découvert un ganglion sur le cou. Je me vois encore dire à une amie: «Tu imagines, si c’est un cancer?» Un jour, ma fille avait oublié son pull en haut d’un sommet. Je suis partie le chercher. J’ai cru ne jamais arriver au bout. Je n’en pouvais plus. C’est là que j’ai commencé à tousser. La rentrée scolaire est arrivée et j’ai consulté. La doctoresse m’a dit: «Vous avez une crise d’asthme.» J’aurais dû réagir plus tôt, beaucoup de temps a été perdu avant que je prenne le bon diagnostic en pleine figure.
- Vous fumiez?
- Pas du tout. J’avais mal à la mâchoire sans raison apparente. Trois jours après, je retournais au cabinet médical. Nous étions le 28 août et tout a basculé. La vie a été coupée en deux. Il y a eu un avant et un après. J’avais, comme beaucoup, un sentiment d’orgueil. Au fond, ces histoires n’arrivaient qu’aux autres: «Moi, je suis invincible, hyperactive. Tout va bien.» Au moment de l’annonce, il y a une dissociation. Le cerveau vous protège du choc de l’impossible, de l’impensable.
- Que pensiez-vous avoir?
- Une bronchopneumonie. Le lundi, la spirométrie n’indiquait plus que 50% de capacité respiratoire. Le mercredi, j’ai accompagné mon fils au tennis et je suis tombée sur ma pneumologue. Je toussais tellement qu’elle m’a dit: «On se voit demain.» Le lendemain, après la prise de sang, j’ai fait un malaise vagal. Après une radio, j’ai appris que j’avais de l’eau dans les poumons. On m’a fait une ponction. C’était douloureux.
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- Etiez-vous inquiète?
- J’étais très angoissée. J’ai demandé à un soignant: «Vous croyez que ça peut être un cancer?» Il m’a dit: «Oui. Mais ça peut être aussi un million d’autres choses...» Je lui serrais la main très fort. J’essayais de garder espoir. On a fait un scanner. J’ai attendu longtemps. Quand la doctoresse est revenue, elle s’est assise à mes côtés au lieu d’aller derrière son bureau. «C’est très grave, m’a-t-elle dit. Il y a des gros ganglions, c’est tumoral. On va analyser l’eau des poumons. Il faudra prendre rendez-vous avec un oncologue.» Le ciel m’est tombé sur la tête. La chance a voulu que mon mari soit présent; il faisait un check-up le même jour.
- Comment avez-vous réagi?
- Avant de rentrer, j’ai fait une halte chez mes parents; deux de mes très bonnes amies les avaient rejoints. Je suis repartie un peu plus calme. Le plus dur a été de simuler la normalité avec mes enfants. Il a fallu gérer les banalités d’une mère de famille – «Maman, il faut que tu signes la lettre pour la course d’école» – tout en me disant intérieurement que j’allais mourir. La première nuit, je me suis réveillée en croyant avoir fait un cauchemar. Et, dans la même seconde, j’ai pensé: «Ce n’est pas un cauchemar, c’est une nouvelle réalité.» Il allait falloir composer avec.
- Qu’avez-vous fait par la suite?
- La chance a voulu que mon patron gère des fondations médicales. Un oncologue m’a reçue. Il m’a dit: «On refait une batterie de tests et un PET-scan.» Les quinze jours qui ont suivi ont été insupportables d’incertitude. Je savais que le poumon et la plèvre étaient atteints, mais est-ce que ça venait de là? Ils ont fait une biopsie. C’est impressionnant. On vous rend attentive aux risques de perforation du poumon. Je me suis dit: «Peut-être qu’il n’y a plus rien à faire.»
- Le diagnostic définitif est tombé?
- «Cancer poumon-plèvre.» On ne m’a heureusement jamais parlé de «stade» et de «pronostics». Je voulais savoir ce que l’on pouvait faire, rien d’autre. A la clinique, l’oncologue m’a dit: «C’est une course d’obstacles, une chose après l’autre.» On a commencé par l’immunothérapie. Ensuite, j’ai ressenti des maux de tête. On m’avait pourtant précisé qu’il n’y avait pas de métastases. J’étais sujette aux migraines ophtalmiques. Et, en 2019, une IRM m’avait rassurée. Le lendemain des céphalées, j’ai eu si mal que j’ai vomi. On a refait une IRM et le verdict m’a assommée: on avait découvert quatre métastases cérébrales dont une de 3 centimètres. Il fallait passer par la radiothérapie cérébrale.
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- C’est une nouvelle épreuve...
- La progression m’inquiétait alors que trois mois auparavant, après ma perte de connaissance, l’IRM cérébrale n’avait rien décelé. Quinze séances ont permis d’éradiquer les métastases. On m’avait prévenue: «Vous risquez de perdre vos cheveux là où le laser va brûler les lésions.» En parallèle, je continuais l’immunothérapie. En décembre, je n’avais plus rien au niveau cérébral, mais le ganglion à la base du cou grossissait. J’ai recommencé à tousser au premier trimestre 2020. Un jour, en sortant de la douche, j’ai senti une petite boule sur mon crâne et une dans mon dos. Le cancer se propageait. J’avais le sentiment qu’on m’avait donné un espoir, comme une carotte qu’on me tendait et qu’on m’enlevait aussitôt...
- On était, en plus, en pleine pandémie de covid.
- Je devais me rendre seule à mes traitements. C’est là qu’on m’a annoncé la chimio. Après le mot cancer, c’était le terme que je redoutais. A Pâques, j’étais très déprimée. Mes deux frères m’ont dit: «Tu as le droit, c’est Vendredi-Saint. Mais lundi, comme Jésus, tu ressuscites.» Je me suis dit: «Ils ont raison.»
- Etes-vous croyante?
- Oui, très. Et ça m’a aidée. La chimio, pour moi, s’accompagnait des clichés habituels, jamais faciles pour une femme. J’ai vu partir mes cheveux sur tout le haut du crâne. La chimio et la radiothérapie ciblaient le ganglion de 9 centimètres qui faisait pression. Je m’étranglais parfois en mangeant. A chaque fois, mon fils cadet se précipitait pour m’apporter un verre d’eau. Mes enfants comprenaient en voyant les choses.
- Comment avez-vous abordé la maladie avec eux?
- Comme ils étaient jeunes, je n’ai pas employé le mot cancer. J’ai dit que j’avais une maladie importante, qu’il y aurait de la fatigue mais qu’il existait des traitements. Un jour, l’aîné a déclaré: «Un copain m’a dit que tu avais un cancer.» Il a ajouté: «De toute façon, tu n’as pas un cancer, puisque tu n’as pas perdu tous tes cheveux.» J’ai répondu: «C’est un cousin très proche, ça y ressemble.» Ils ont compris. Le petit a ajouté: «C’est chouette, tu n’as pas la polio.» Ils ont mis les mots qu’ils pouvaient, les croyances qu’ils pouvaient.
- Avez-vous évoqué la mort?
- Mon cadet a eu cette phrase: «Si tu montes au ciel, je tirerai très fort pour que tu redescendes.» J’ai vraiment essayé d’être la plus normale possible, la plus «maman» possible. J’ai organisé une «pyjama party» à l’anniversaire de ma fille au lendemain d’un traitement, malgré les effets secondaires.
- Vos enfants vous ont sans cesse rappelée à la vie.
- Mon cadet avait fêté ses 4 ans en 2019, le jour de ma ponction. Je me disais: «Mon Dieu, pourvu que je vive encore.» En voyant leur insouciance, j’étais hyper-contente alors que je tenais à peine debout. J’ai fait en sorte qu’ils ne se sentent jamais seuls. Chacun, à son niveau, peut encore ressentir des angoisses de séparation. Ils ont beaucoup intériorisé. Pour son anniversaire, l’aîné a organisé une cagnotte sur Facebook en déclarant: «Je ne souhaite pas de cadeau. Mais vous pouvez donner pour la recherche contre le cancer.» Ils ont vraiment fait preuve de courage. Mes enfants étaient ma raison de me battre chaque jour. Alors que parfois je me demandais: «Est-ce que je vais réussir à me taper tous ces traitements?»
- Vous avez eu la tentation d’abandonner?
- Jamais longtemps. En plein covid, ma situation familiale s’est compliquée. Les maladies sont parfois le détonateur de nouvelles voies à prendre. Je me suis séparée de mon mari. J’ai dû renoncer à mon emploi et à mon revenu. Quand, en plus, on m’a parlé de chimio, j’étais au fond du trou. Mais après trois jours, le sourire rayonnant de ma fille m’a aidée à rebondir.
- Vous connaissez les raisons de votre maladie?
- Le cancer est multifactoriel. Dans la vie, j’ai tendance à en faire beaucoup. C’est ma force et ma faiblesse. Je m’épuise. Mon gynécologue m’a dit une chose que je n’oublierai jamais: «J’ai diagnostiqué deux cancers du sein le même jour. Le premier, c’était un tout petit truc. Pour le second, il y avait des métastases partout. La première patiente est partie et la seconde va bien.» L’une a immédiatement baissé les bras et s’est complètement laissée aller, l’autre a réagi tout de suite. Le médecin m’a regardée droit dans les yeux en me disant: «Delphine, ne perdez jamais le feu!» La force de vie permet d’avancer. Elle m’a permis de créer, en pleine maladie, l’association Healing Joy.
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- Comment l’idée a-t-elle germé?
- J’attendais tout des traitements, j’étais devenue passive, heureuse ou pas en fonction des résultats. A un moment, j’ai décidé de me remettre en mouvement. J’ai imaginé Healing Joy en me disant: «La maladie a tout envahi.» J’étais devenu un cancer du poumon sur pattes. C’était mon identité. Mes lectures, mes podcasts, mes amis ne parlaient que de ça. Or, il y avait des tas de parties de moi qui fonctionnaient. Et il fallait que je m’en occupe.
- C’est l’intention de votre projet?
- Oui. Défocaliser l’esprit, valoriser les parties valides, retrouver des projets, de la joie de vivre et proposer aux personnes atteintes de maladies importantes une palette d’activités artistiques et sportives, de la thérapie équestre, de la nutrition, de la méditation. J’avais lu un témoignage dans lequel on disait à une patiente: «Vous en avez pour six mois.» C’est terrible. On signalait à son inconscient que dans un temps donné elle ne serait plus là. Avoir un projet, c’est se dire: «Dans un mois, j’aurai appris un dialogue de théâtre, j’aurai participé à un entraînement de voile...» On envoie à son cerveau plein de stimuli. Le message qu’on est vivant.
- Healing Joy ne s’occupe pas de la maladie?
- Il existe déjà des structures pour ça. Moi, je souhaitais proposer un lieu où l’on rassemble des personnes avec des pathologies différentes. Un cancer, un parkinson, une dépression. Cela permet de se dire: «Il n’y a pas que ma maladie.» C’est peut-être ce qui a plu à tous les médecins qui nous ont rejoints. Je suis fière de mon comité composé de 21 praticiens. Ça nous donne une crédibilité. J’ai trouvé un lieu hors murs hospitaliers, dans la verdure, près des écoles. Dans la vie, quoi.
- Etiez-vous tirée d’affaire pour autant?
- A la fin août, j’allais bien. Mais après un scan, la maladie redémarrait à nouveau. Comme les cartes SIM, je me suis dit que cette fois il ne me restait plus qu’une chance avant d’être «déconnectée». La clinique m’a invitée à consulter urgemment un spécialiste aux HUG. Les hôpitaux universitaires ont accès à toute la recherche. Le professeur Alfredo Addeo m’a prise en charge et m’a dit: «Vous avez de la chance...»
- Pourquoi?
- Parce que l’on connaissait la mutation génétique à l’origine de mon cancer et qu’il existait un traitement de thérapie ciblée, sorti en 2020 aux Etats-Unis: le Capmatinib. «On va le faire venir en Suisse pour vous», m’a-t-il annoncé. Ce médicament n’a été homologué en Europe qu’en 2021, mais j’ai pu en bénéficier avant. Presque personne ne l’avait encore reçu ici. Après trois rechutes et sachant qu’une opération n’était pas envisageable, c’était pour moi le médicament de la dernière chance.
- Vous devrez le prendre à vie?
- Deux comprimés, deux fois par jour. Le professeur Addeo m’a très vite rassurée en me disant: «Je ne vois plus de traces de la maladie, mais on continue le traitement.» Désormais, je le consulte toutes les six semaines et j’ai un contrôle tous les quatre mois.
- La veille, avez-vous encore de l’appréhension?
- Je suis angoissée. Je me dis parfois: «Et si un jour ça ne marchait plus?» Mais j’ai lâché du lest. Je suis «guérie» avec un bémol, quelques effets secondaires. Je suis si reconnaissante que tout le reste est relatif. Je vis avec cette épée de Damoclès, mais à partir de 50 ans on en a tous une. Désormais, j’envisage un avenir. L’espoir de voir grandir mes enfants. Ne pas y arriver était mon obsession. La création de Healing Joy m’a énormément aidée. Lorsque je reçois des témoignages de participants, comme cette femme de 55 ans qui m’écrit: «Depuis que je fréquente Healing Joy, je n’ai plus d’obsession sur ma maladie. Je me sens vivre!», ça donne tout son sens à cette entreprise.