A l’hiver 1971, des cendres d’un désastre émergea, sur la Riviera vaudoise, un chef-d’œuvre rock. C’est l’histoire de «Machine Head», sixième album studio de Deep Purple, qu’évoque Roger Glover, créole à l’oreille gauche et barbichette. Le lundi 10 juin, le bassiste et parolier assurait la promo de =1, nouvelle livraison de 13 titres servie par le gang toujours inspiré, flanqué d’un nouveau venu, le guitariste Simon McBride. Après cinquante-six ans d’existence, le groupe est un gage de stabilité dans un monde chaotique. «Le public continue à nous suivre. C’est inouï», s’étonne le rocker de 78 ans. C’est lui qui eut l’idée du titre «Smoke on the Water», marqueur historique du metal rock.
Tout commence le samedi 4 décembre 1971. Les cinq chevelus de Deep Purple ont répondu à l’invitation de Claude Nobs, 35 ans. Fort de cinq éditions du Montreux Jazz Festival, il accueille les Britanniques au théâtre du Casino, où ils se sont déjà produits en 1969. C’est ici que le quintet souhaite enregistrer, au calme, son prochain disque en condition live. Cerise sur le cake, les sessions hors d’Angleterre sont défiscalisées. Avant de prendre possession des lieux, les Deep ont rejoint le public venu écouter les Mothers of Invention de Frank Zappa. «Il avait une grande influence musicale et je voulais voir de près à quoi ressemblait un synthétiseur», se souvient Glover.
Une fusée de détresse et un groupe à la rue
Il est 15h30. Sur scène, les sept musiciens entament l’instrumental «King Kong» lorsqu’un jeune réfugié d’origine tchécoslovaque, Zdenek S., tire une fusée de détresse avec un pistolet d’alarme. Zappa aura le temps de sonner l’alerte, non sans une allusion caustique à Arthur Brown, chanteur du titre «Fire» qui se singularisa en 1968 avec son couvre-chef surmonté d’un cerceau enflammé. Au tout début, les flammes sont circonscrites au plafond, situé à 4 mètres. Dans un geste de panique, un individu voulant quitter les lieux va jeter une chaise à travers la verrière, provoquant un appel d’air. Claude Nobs se saisit de la lance à incendie de secours et ouvre le robinet. Mais faute de pression, le jet n’atteindra pas son objectif: on découvre sur place que le système est cassé. «J’ai aperçu une étincelle, rien de plus, précise Glover. Le Casino a brûlé toute la nuit. Le lendemain, il ne restait rien. C’était tout simplement irréel. L’un des souvenirs les plus stupéfiants de ma vie.»
Bravant le danger, Nobs descend encore au sous-sol récupérer des égarés. Deep Purple accuse le coup. «Et si les flammes ravageaient les buildings alentour?» s’inquiète le groupe après avoir rejoint son hôtel. Une épaisse fumée noire sort des décombres, mais le risque est heureusement écarté. La photo, impressionnante, paraîtra à la une de la «Feuille d’avis de Lausanne». «On aurait dit le décor géant d’un plateau de cinéma», dira le chanteur Ian Gillan. «Those idiots», maugrée-t-il avec Roger Glover les jours suivants. Le temps presse. «Swiss time is running out», diront les paroles de «Smoke on the Water». Les musiciens ont loué le studio d’enregistrement roulant des Rolling Stones pour trois semaines et il ne reste que seize jours entre le lundi 6 et le mardi 21 décembre avant de finaliser ce qui deviendra «Machine Head». Le titre du disque, trouvaille de Glover, fait référence aux clés en métal de sa basse électrique ressemblant à des «têtes mécaniques».
Tapage nocturne... rock’n’roll
Nobs propose alors d’installer ses protégés au Pavillon, une salle du palace. Faute de place – un coup de chance –, leur matériel n’a pas pu être déchargé au Casino, sans quoi il aurait grillé avec le reste. A ce stade, aucun des sept titres du futur 33 tours n’est abouti. «Nous n’avons jamais de morceau achevé avant d’entrer en studio. C’est encore le cas, précise Glover. Deep Purple est un groupe de musiciens dont le son organique naît dans la spontanéité des jams, le plaisir de l’instant. On ne garde que les meilleures idées.» De l’une de ces improvisations va émerger «Track 1». Un riff râpeux. Futur monument du rock, il résonne pour la toute première fois au Pavillon. Le guitariste virtuose Ritchie Blackmore, 26 ans, s’amusera à faire croire qu’il tient son inspiration du thème de la «5e symphonie» de Beethoven jouée à l’envers. Ian Gillan désigne ce titre embryonnaire «Duhn, Duhn, Duhn», en référence aux accords menaçants. Le batteur Ian Paice a trouvé un rythme chaloupé et funky; la basse s’agglomère. La fondation de ce qui sera «Smoke on the Water» est posée.
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Après le drame, Glover a une illumination au réveil. «J’avais en tête les images de mon rêve, de la fumée sur le lac, et j’ai écrit les mots «Smoke on the Water» sur une feuille.» Gillan trouve que «ça sonne comme une chanson sur la drogue». Deep Purple – groupe de buveurs, pas de drogués – ne va pas hésiter avant de s’engouffrer dans la brèche. «Les paroles sonnent comme un dialogue», commente le bassiste. Elles vont jaillir en dix minutes. Elles racontent dans l’ordre chronologique l’arrivée à Montreux, le Lake Geneva, l’incendie, «Funky Claude» qui court dans tous les sens...
Nul n’imagine l’immense succès de ce morceau naissant et de l’album à venir vendu, au fil des ans, à quelque 24,4 millions d’exemplaires. Le chemin est encore semé d’embûches. Depuis l’installation du Pourpre Profond au Pavillon, la police croule sous les plaintes. Le voisinage est au bord de la crise de nerfs.
A 1 heure du matin, les 16 amplis Marshall rivalisent de puissance avec la voix suraiguë du chanteur. Après les flammes, Montreux sous l’enfer du bruit perd son sommeil. Qu’importe, «Track 1» doit être mis en boîte. L’ingénieur du son Martin Birch est aux commandes pendant que ses techniciens et des proches font diversion devant la porte d’entrée afin d’empêcher les forces de l’ordre de couper le son et le groupe dans son élan créatif. Mission accomplie. Le lendemain, Claude Nobs va devoir les installer ailleurs. Il visite la moindre grange et finit par leur proposer le Grand Hôtel de Territet. Le palace est fermé pour l’hiver. Dans la ville désertée à l’approche des fêtes de fin d’année, Ian Paice fait ce constat: «Nous n’avions plus qu’à nous concentrer sur le boulot.» Gaucher au swing de jazzman, il ouvre de ses rythmes tranchants la plupart des titres et se réjouit du son brillant, sec et précis dont il bénéficie dans ce lieu insolite.
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Deep Purple joue dans des conditions extravagantes. Les immenses surfaces sont insonorisées avec des matelas, des tapis, des couvertures et des sommiers de lits. Un chauffage d’appoint est livré en urgence. Les musiciens sont répartis dans des corridors. «Avant d’y arriver, il fallait traverser 20 pièces, une chambre à coucher, des salles de bains, enjamber un balcon et parcourir une autre chambre», rigole Glover en soupirant. Ian Gillan, isolé dans le hall, est relié aux autres par un casque. Pour accéder au Rolling Stone Mobile Studio, il faut traverser ce dédale en sens inverse, longer la cour et marcher encore 400 mètres. Personne n’ose s’aventurer pour vérifier si la prise est bonne, de peur d’affronter la neige et la température inhospitalière.
Gillan capte l’esprit du moment. «C’était vide et froid et nu», chante-t-il sur «Smoke on the Water». Dans «Pictures of Home», il dit la solitude, les aigles et la neige. «L’hostilité refroidit mon corps», lâche-t-il loin de chez lui, entre les accords saccadés de l’orgue Hammond de Jon Lord. «Nous étions sous pression», affirme Glover. Dos au mur, le groupe est meilleur que jamais.
Les titres sont nerveux, joués avec les tripes. L’album s’ouvre sur «Highway Star». L’idée est née lorsqu’un journaliste demanda à l’ombrageux Blackmore comment on écrivait une chanson. Ce dernier trouva la question stupide, se saisit de sa gratte, répondit «Comme ça!» en jouant le premier accord qui lui traversait l’esprit. La trouvaille titilla Gillan. Voyant défiler la route à bord du «tour bus», il se dit: «Ça sonne comme une chanson de bagnoles.» «Nobody’s gonna take my car» ou «Personne ne me prendra ma voiture». L’album démarre pied au plancher sur cette phrase avec la puissance d’un bolide simulé par la basse de Glover. Avant de les rencontrer en studio en 1969, notre interlocuteur n’avait pas eu l’occasion de jouer avec des musiciens de ce niveau. «Je n’avais jamais entendu un batteur aussi fluide que Ian Paice. Jon et Ritchie étaient époustouflants.» L’intro de «Lazy» fait 4:20 sans la moindre parole. La totalité du disque dure 37:38, six titres sont achevés mais il reste encore un espace de 7 minutes à combler.
A Montreux le 8 juillet face au lac
Deep Purple écarte «When a Blind Man Cries» et exhume les 5:40 de «Track 1», devenu «Smoke on the Water». L’album terminé est publié le 25 mars 1972. Il se classe No 1 (GB) et No 8 (USA). Le groupe a choisi de mettre en avant le single «Never Before». La maison de disques désirait un nouveau single carré. Une erreur vite oubliée. Ce titre psyché-pop a été surclassé par «Smoke on the Water», véritable hymne rock dont le riff répété ad nauseam deviendra le motif chéri de générations d’apprentis guitaristes. Le 8 juillet prochain, plus d’un demi-siècle après sa sortie, il va électriser le public montreusien venu célébrer Deep Purple. L’occasion de rendre hommage à un morceau et à un groupe d’anthologie. Un moment d’histoire écrit un soir de décembre 1971 à quelques mètres de là.