Première publication le 01.08.2022
Quiconque accède à vos papiers d’identité a tout loisir de vous interroger sur ce que votre arrière-arrière-arrière-grand- père fabriquait autrefois à Fischingen (TG) ou à Rüeggisberg (BE), dont vous ne connaissez pas grand-chose, si ce n’est le nom. Oui, le lieu d’origine – aussi appelé «droit de cité communal» – demeure une spécificité suisse qui se perpétue jusqu’à nos jours.
C’est au XVIIIe siècle que l’on commence à consigner les lieux d’origine dans les registres communaux. Il s’agissait généralement du lieu de domicile du chef de famille, endroit où il avait acquis sa bourgeoisie et qu’il transmettait par filiation. Car, aux yeux de la Constitution fédérale, un·e citoyen·ne suisse est d’abord ressortissant·e d’un canton et bourgeois·e d’une commune avant d’être membre de la nation. Les choses ont tout de même évolué: depuis 1988, les Suissesses ne perdent plus leur lieu d’origine au profit de celui de leur époux; il est même possible d’en changer, moyennant quelques démarches administratives. Et si pour beaucoup de citoyennes et citoyens cette inscription est anecdotique, vous lirez dans les mots de ces personnes bien connues qu’elle n’en charrie pas moins son lot d’histoires
Elisabeth Gerritzen de Fleurier (NE), Freerideuse
«J’ai vu Fleurier une seule fois, en 2016, parce que j’allais à un festival juste à côté. C’est très joli, très paisible… et c’est surtout le bastion de l’absinthe, que j’aime beaucoup. C’est peut-être la seule chose qui m’y lie! J’ai des attaches fortes à Neuchâtel, car j’y suis née, et ma mère y vit, mais c’est plutôt relatif au canton. J’ai entendu parler du village pour la première fois quand mon père a été naturalisé et a donc pris la même commune d’origine que ma mère. C’est un peu absurde d’avoir ça sur ses papiers et de ne pas créer de lien. C’est assez à l’image de la Suisse et du rapport qu’ont les Suisses en général avec les zones non urbaines du pays. Il y a des tas de petits villages qu’on ne visite pas, alors qu’ils ont sans doute des histoires très riches».
Philippe Ligron de Rougemont (VD), Responsable Food Experience Alimentarium Vevey
«Je suis originaire de Rougemont par alliance, mais je viens de Lunel, en petite Camargue. Quand je me suis marié, on m’a dit que j’aurais de facto la même origine que mon épouse, et je trouvais ça un peu étrange. Je ne connais pas vraiment Rougemont. Si j’avais pu choisir, j’aurais demandé à être originaire de Curtilles (VD), dans la Broye, où tout a commencé pour moi lorsque je suis arrivé en Suisse. Je me sens très Broyard et je trouve qu’il y a des similitudes avec les Camarguais: ce sont des gens de la terre, attachés à leur terroir, qui sont extrêmement gentils. Mais je reste respectueux de cette histoire de commune d’origine: c’est une intégration totale de la part de la Suisse que de dire à un étranger: «Tu es originaire de là.» Alors j’espère qu’un jour ils réuniront toutes les personnes originaires de Rougemont et qu’on fera une grosse bastringue!»
Pamela Ohene-Nyako de Rumisberg (BE), Historienne et fondatrice d’Afrolitt
«Cela remonte à mon arrière-arrière-grand-père, dont je ne sais pas grand-chose. Je ne suis jamais allée à Rumisberg, mais mon oncle maternel, oui. Il nous a raconté que c’était un petit hameau et qu’il y avait retrouvé notre livret de famille. Mon arrière-grand-père est ensuite descendu à Langenthal pour devenir pharmacien, avant de migrer aux Philippines, où mon grand-père est né. Puis ma mère a vu le jour aux Etats-Unis, et moi à Genève! Je trouve toujours intéressant, voire important, de creuser ses lignées familiales. Rumisberg figure même sur mon passeport ghanéen, car ces papiers se basent sur mon acte de naissance. Cela donne parfois des quiproquos: lorsque je dois remplir des documents en anglais où l’on demande «place of birth», il y a souvent une inscription automatique «Rumisberg». Ça me suit, en fait, et j’aime bien l’histoire que ça raconte».
Lea Sprunger de Fischingen (TG), Athlète
«Je n’ai jamais mis un pied à Fischingen, je n’ai aucune idée de ce à quoi ça ressemble. Si je tape ce nom sur Google, ça a l’air d’être un petit village tout simple, joli, avec une abbaye. Je trouve que le lieu d’origine a un intérêt généalogique. Mais je me marie à la fin du mois de juillet, du coup, c’est étrange: mon futur mari est originaire de Sainte-Croix, dont je ne me sens pas plus originaire que de Fischingen, et avec la nouvelle règle, je ne vais pas prendre son lieu d’origine. Je vais donc être une Addor de Fischingen. Ça n’est pas très logique. Je trouve que le lieu de naissance a plus de signification pour comprendre l’identité de la personne».
Géraldine Savary de Sâles (FR), Rédactrice en chef de «Femina»
«Je n’y ai jamais fait de pèlerinage. C’est une commune dont le nom, à l’oral, n’est pas très valorisant… Alors, quand j’étais petite, j’avais honte qu’on pense que je venais d’un lieu… sale (rires). Aujourd’hui, je trouve important de se rappeler que l’on vient de ce genre d’endroit. A Sâles, c’était la paysannerie plutôt précaire, des familles qui ont parfois dû envoyer leurs enfants ailleurs, car ils ne pouvaient pas les nourrir ou quitter leurs terres pour s’expatrier. Maintenant, je suis mariée, j’ai donc une deuxième commune d’origine, Lignières (NE), et je trouve ça très bizarre. Je ne comprends pas comment les femmes, au moment du mariage, se retrouvent dotées d’une commune d’origine qui n’est pas la leur… Ça vaudrait la peine de se demander si on ne devrait pas supprimer cet archaïsme».
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Nidonite – Nida-Errahmen Ajmi de Genève, Illustratrice et influenceuse
«Je suis née à Fribourg, on a déménagé à Genève ensuite parce que mon père devait y travailler. A ce moment-là, on n’était pas encore Suisses. Mes parents sont venus en tant que Tunisiens et on a été naturalisés à Genève, c’est pour ça que c’est mon lieu d’origine. J’ai peu de souvenirs de tout ça, et on est retournés vivre à Fribourg après. Mais Genève a été une partie de mon enfance, de mon éducation… C’est un tout autre décor, d’autres ambiances que Fribourg, à laquelle je m’identifie davantage. Pour mes parents, ce n’était pas très important. Quant à la Tunisie, je l’ai découverte très tard, après mes 14 ans, et je n’y ai pas développé de liens particuliers. Mais comme je porte le voile, je sens que les gens s’attendent à ce que je leur déroule une histoire exotique… et pourtant, je reste Fribourgeoise avant tout!»
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Blaise Hofmann de Rüeggisberg (BE), Ecrivain
«Même si je me sens plus francophone que Suisse, et plus Vaudois que Bernois, c’est bien le village d’origine qui figure sur mon passeport et sur celui de nos filles: un village d’un millier d’habitants à 20 kilomètres de Berne. N’ayant aucun lien avec ce lieu – et en souvenir de mes grands-parents qui ont immigré en terres vaudoises en 1937 –, j’avais fait il y a trois ans un petit détour en forme de «pèlerinage» à Rüeggisberg. Un village désert. Pas un passant. Je me suis garé devant l’épicerie. Il n’y avait qu’une seule vendeuse occupée à renflouer ses rayons. Bêtement, je lui ai montré ma carte d’identité. Elle a haussé les épaules et a repris ses activités. Un flop total… qui n’empêche cependant pas ma famille d’arborer encore un drapeau bernois devant la ferme lors de l’abbaye du village».
Yacine Nemra de Lausanne (VD), Comédien et animateur radio
«Mon grand-père, qui était venu à Lausanne en tant que représentant du front de libération algérienne, a dû y rester comme réfugié après un coup d’Etat. Ça fait donc longtemps que ma famille est installée ici. Cette histoire de lieu d’origine, j’ai tendance à ne pas m’en soucier, mais je trouve que ça fait écho à la politique migratoire très restrictive du pays: ça souligne le fait qu’il n’y a pas de droit du sol, il faut avoir une lignée. Et en même temps, ça a son charme. Moi, j’ai cette particularité d’être né à Lausanne et que ce soit aussi mon lieu d’origine. Je n’en suis jamais parti plus d’un mois (rires)! C’est ma maison, mes amis, ma famille. Je commence seulement aujourd’hui à prendre un peu de recul et à réaliser que ce n’est pas si parfait, et qu’il y a d’autres endroits géniaux. Même quand je vais à Genève maintenant, je me dis: «Merde, en fait, c’est cool!» C’est dire...»
Anne-Sophie Subilia de Lucens (VD), Ecrivaine
«Mon frère s’est marié au château de Lucens et c’est à cette occasion que j’ai découvert le lieu, ses vues… Mais en réalité, la toute première fois que j’ai vu «Lucens» sur un panneau, j’avais 14 ans. J’étais sur mon vélo durant un camp scout, et ça m’a fait une drôle de vibration. Ça ne m’intéressait pas en soi, mais le fait de situer cette chose abstraite que j’avais lue sur un papier a eu cet effet. Je ne sais pas exactement à quand remonte la présence de ma famille sur ces terres, des Vaudois du Piémont qui ont payé pour devenir bourgeois de Lucens. Apparemment, ça ne coûtait pas très cher. D’une certaine façon, cette mention sur les papiers, c’est l’un de ces détails qui permettent de se relier à notre histoire. En l’occurrence, c’est paternel… Je trouverais mieux d’avoir les origines de nos deux parents. Mais le détail en lui-même ne me dérange pas. Ce qui me ferait horreur, c’est que tout soit standardisé et que tous les pays se mettent à la même enseigne. Je trouverais dommage d’enlever ce type de spécificité».
Jean-Louis Droz d’Orsières (VS), Humoriste
«Ouf! Je sais que les Droz viennent initialement du Jura ou de Neuchâtel, mais ça fait plusieurs générations qu’ils sont dans la vallée. Moi, je suis né en Colombie et j’ai été adopté tout petit. J’ai habité dans un petit village qui s’appelle Les Arlaches, sur la commune d’Orsières. Donc, c’est vrai qu’à la base je ne suis pas du coin, mais j’ai grandi là et c’est chez moi, même si je n’y vis plus. Je retourne souvent dans la région, mes parents et des amis y sont encore. J’aime y emmener mes enfants: on va dans la forêt, camper en été, skier l’hiver. Le paysage est somptueux. Le fait que ce soit sur mes papiers, j’aime bien. C’est un peu comme les plaques minéralogiques (rires). Aujourd’hui, je trouve qu’on est dans un monde globalisé mais avec beaucoup de communautarisme, et ce genre de petite chose, c’est sympa».