Le chef d’orchestre Daniel Kawka entre, salue le public et, lorsqu’il se retourne, la fosse est plongée dans le noir. La lumière jaillit alors sur la scène, dévoilant le bourreau qui coupe la tête du major Davel à genoux. L’opéra «Davel» commence par la fin: la décollation. C’est ainsi que l’a voulu le metteur en scène Gianni Schneider. Et tout l’opéra raconte comment le major en est arrivé là. «Avant de me mettre au travail, j’ai beaucoup arpenté les rues de Lausanne, les bars, les quartiers, demandant aux gens que je croisais: «Davel, vous connaissez?» Trois personnes sur cinq n’avaient aucune idée de qui il était! Du coup, ma mise en scène a été orientée: puisque l’on ne sait pas qui est Davel, j’ai décidé de lui couper la tête dès le départ et je raconte ensuite pourquoi durant tout l’opéra», explique Gianni Schneider.
Le major Davel est le héros le plus fascinant et le plus méconnu de l’histoire suisse et les historiens qui se sont frottés à sa vie ne sont pas toujours d’accord sur son déroulé exact. Ce que l’on en sait? Jean Daniel Abraham Davel est né à Morrens (VD), le 20 octobre 1670. Ce fils de pasteur protestant, devenu notaire en 1688, s’engage dans une carrière militaire en 1692 et participe brillamment aux côtés des Bernois à la seconde bataille de Villmergen de 1712. En remerciement de ses bons et loyaux services, il est nommé major et reçoit une rente à vie de Berne. Il n’avait rien pour marquer durablement l’histoire et, pourtant, on raconte qu’une inconnue, sans doute une diseuse de bonne aventure, lui révélera son destin. Il sera celui par qui le Pays de Vaud se libérera du joug de Berne, qui l’occupait alors et en pillait les richesses.
Le 31 mars 1723, Jean Daniel Abraham Davel convoque une troupe de 600 hommes sur la place d’armes de Cully et marche sur Lausanne, s’arrêtant sur l’esplanade de la cathédrale. Il se rend alors à l’hôtel de ville présenter au Petit Conseil le manifeste qu’il a rédigé et qu’il compte faire parvenir à Leurs Excellences de Berne. Il s’agit d’une liste de griefs en vue d’obtenir l’indépendance du Pays de Vaud. La date n’a pas été choisie par hasard: tous les baillis se trouvaient alors à Berne afin de négocier l’attribution des emplois gouvernementaux. Il suffisait que les autorités lausannoises et la population vaudoise le suivent pour que l’indépendance soit proclamée.
C’était compter sans l’allégeance des notables à Berne. Trahi par son ami le major Jean Daniel de Crousaz, qui l’avait accueilli chez lui pour lui offrir le couvert et le coucher, le major Davel se réveille le lendemain de sa révolution douce entouré de soldats bernois qui l’arrêtent. Ludwig von Wattenwyl, haut commandant du Pays de Vaud, est chargé de mener l’enquête. Passé à la question, le major Davel sera condamné à la peine de mort après un semblant de procès. Il fut décapité le 24 avril 1723. Pour éviter que les Vaudois ne se soulèvent, Berne a étouffé l’affaire. Après sa décapitation, sa tête, qui avait été plantée sur le pieu de l’échafaud, fut volée par des Vaudois et placée dans du formol chez un apothicaire. Les Bernois l’ayant appris, ils ont récupéré la tête, torturé l’homme de science et, résultat de l’histoire, il n’existe aucun dessin, aucune gravure ou peinture représentant le vrai visage du major Davel.
«Lorsqu’il fut question de réhabiliter ce héros et d’en faire un mythe au milieu du XIXe siècle, personne ne savait à quoi ressemblait Davel, explique le metteur en scène Gianni Schneider. On a demandé à Amédée de La Harpe, qui était major pour l’armée bernoise et portait le même grade que lui, de prêter son visage pour réaliser la statue de Davel devant le château Saint-Maire et de poser pour le tableau «L’exécution du major Davel» de Charles Gleyre en 1850, mais ce n’est pas la tête de Davel que l’on y voit.»
Tous les ingrédients d’un opéra
La triste histoire du major Davel contient suffisamment de ressorts dramatiques, de personnages hauts en couleur, de trahisons, de mysticisme pour en faire un opéra. On doit cette œuvre inédite, une première mondiale, à Eric Vigié, le directeur de l’Opéra de Lausanne. Lorsqu’il a pris conscience de l’existence de ce personnage, c’était le premier jour de sa nomination à la tête de l’institution, le 11 juin 2004. «L’après-midi même, je suis allé chez un libraire bien connu place de la Louve et y ai acheté tous les ouvrages disponibles concernant l’histoire du canton de Vaud, pour mieux en situer l’histoire, explique le directeur. Etant Français, féru d’histoire et de biographies, il était important pour moi de mieux connaître, entre autres, ce personnage peint dans la montée de l’escalier de l’hôtel de ville. Je suis heureux de faire connaître l’un des événements fondateurs de l’histoire vaudoise. En ce 300e anniversaire de son exécution, c’est le moment ou jamais d’en parler et de repasser ce qu’était l’histoire de la Suisse en ce début du XVIIIe siècle. C’est toujours éclairant de ne pas se confiner au seul aspect de Davel et de cette aventure malheureuse qui le conduira à l’échafaud.»
Pour créer cette œuvre, Eric Vigié a réuni trois artistes romands qui n’avaient pas encore travaillé pour l’opéra: le metteur de théâtre Gianni Schneider, le dramaturge René Zahnd, qui a rédigé le livret, et le compositeur Christian Favre, qui a écrit la musique. «Davel est un ouvrage extrêmement mélodique et lyrique et va créer une grande émotion, explique le chef d’orchestre Daniel Kawka. Les interprètes sont merveilleux et se sont investis au-delà de ce qu’on peut imaginer, aussi parce qu’il s’agit d’une création et qu’ils devaient créer leur espace vocal. Chacun intervient avec son âme. Il y a aussi une très forte présence du chœur: le peuple, les vignerons, les soldats. On retrouve dans Davel toutes les forces vives de l’opéra romantique. Certains grands airs vont rester dans l’esprit des gens, comme le chant de la belle inconnue: «Passe, passe, je suis celle qui passe», par exemple. C’est le signe des grands ouvrages quand, en dépit de la durée de l’œuvre, de ce qui se passe scéniquement, de la profusion d’un orchestre ardent, on retient des mélodies.»
Eric Vigié a également commandé un ouvrage («Des brumes de l’oubli aux feux de l’opéra») à l’historien Antonin Scherrer qui retrace toute l’aventure de la création de cet opéra. «Un responsable de théâtre, mais également transmetteur de notre patrimoine culturel et musical, a une mission de création, explique Eric Vigié. Nous devons laisser des témoignages artistiques sur des faits, révéler des événements, soutenir des marqueurs musicaux et stylistiques d’une époque au travers d’un compositeur et d’un librettiste, et offrir au public une création lyrique qui lui parle. Ici, avec ce Davel, un pan important de l’histoire locale restera gravé dans cet ouvrage, qui, somme toute, est le premier du genre trois cents ans après l’exécution du major.»
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Ramuz et Bühler
Il y eut des époques où la figure du major Davel a plus inspiré les historiens et les dramaturges que d’autres. «Dès 1850, avec la naissance des premiers ouvrages sérieux, notamment le livre de Juste Olivier, une succession d’historiens se sont penchés sur lui, explique l’historien Antonin Scherrer. Le major fut aussi très valorisé en 1923, à l’occasion du bicentenaire de sa mort. Son destin a fait naître des envies chez les peintres, les sculpteurs et les édiles politiques, mais, pour moi, le plus beau texte qui ait été écrit à cette époque, c’est le discours de Charles Ferdinand Ramuz. Et le personnage est de nouveau retombé dans l’oubli, jusqu’au très beau tour de chant que le chanteur Michel Bühler avait dédié à Davel dans les années 1980.»
Message de courage d’actualité
La figure du major Davel a une portée qui va bien au-delà du canton de Vaud et de son époque. «Lorsqu’il rédige son manifeste à l’attention de Leurs Excellences, il ne s’arrête pas à la libération du Pays de Vaud, mais songe déjà à l’étape suivante, à la construction d’une société nouvelle, et cela en plein gouvernement bernois de droit divin et septante années avant la Révolution française! Sous cet angle-là, il n’a plus rien d’un personnage «folklorique», écrit le librettiste René Zahnd. Son message, son courage sont d’ailleurs plus que jamais d’actualité. «Le fait de s’engager pour des idées, ne pas avoir peur d’aller à contre-courant, c’est la leçon que l’on peut en tirer, relève Antonin Scherrer. Le major Davel a fait preuve d’un courage désintéressé. Il n’avait pas besoin de faire cela mais il a osé, dans une dialectique non violente. Il n’avait pas un discours de haine mais des doléances très claires. Berne a réussi à étouffer très facilement l’affaire en récompensant tout de suite les gens qui risquaient de perdre leurs privilèges. Il est arrivé dans l’histoire un peu trop tôt.»
«Peut-être comprendra-t-on avec les ans / Que lui était un sage, un clairvoyant? / Ses beaux rêves ont péri sous le fer. / Et nous, pourquoi avons-nous laissé faire?», chante le chœur. Pourquoi? L’éternelle question que l’on pose aux personnages controversés du passé...
>> Découvrez l'opéra «Davel»: le 29 janvier, le 1er, le 3 et le 5 février à l'Opéra de Lausanne. Réservations sur opera-lausanne.ch.