«Ce n’est pas un retour à la normale.» Devant ses 30 collaborateurs principaux, Mathieu Jaton tire le bilan de la première journée de la 56e édition du Montreux Jazz Festival. Il y a eu des tensions, des prises de bec, des badauds qui ont fait du grabuge vers 5h du matin… Là, tout l’encadrement, principalement féminin, se retrouve en ce premier samedi du «MJF» à 14h dans une salle sans âme dans le 2m2c, vaisseau amiral de la manifestation montreusienne. «Mais à la fin, il n’y a que des festivaliers qui ont la banane, vous leur avez donné du bonheur. A ceux qui commencent avec nous et dont c’est la première participation, restez zen. Tout va bien se passer. Et aux autres aussi!»
Nous avons passé deux jours à suivre Mathieu Jaton. Ce dernier entame sa dixième édition en tant que directeur. En janvier, cela fera dix ans que Claude Nobs, le fondateur, s’est éclipsé. Une boucle se boucle, en quelque sorte. Nous souhaitions comprendre de l’intérieur en quoi consiste le job de dirigeant d’un tel monument, au moment où tout semble revenir à la normale après deux éditions chamboulées par le covid. «Normal? Non, rien n’est normal, rappelle à tous ses interlocuteurs le Vaudois de 47 ans. La situation reste critique en termes de risques et les attentes du public n’ont jamais été aussi élevées.»
Toutefois, la magie opère. Notre reportage débute vendredi après-midi… et rien n’est en place. Des cartons s’entassent partout. Bien des nouveaux lieux imaginés par le MJF pour séduire ses «clients» ne tiennent encore que par des bouts de scotch. Des hordes de techniciens font rouler des caisses à roulettes, percent des parois, s’activent pour installer des meubles. L’attitude de Mathieu Jaton ne témoigne pourtant d’aucun stress. Et pour cause. Deux heures plus tard, par la magie de la déesse «événementielle», un coup de baguette magique transforme ce qui semblait s’annoncer comme une pétaudière grand format en une petite mélodie entêtante. La machine est lancée. Rien ne va l’arrêter pendant les quinze prochains jours.
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«C’est une de nos particularités. Pour un open air qui dure trois jours, c’est une tout autre affaire. Seize jours, cela impose de penser en termes d’intensité de travail des équipes comme de qualité des matériaux utilisés pour nos installations. Et en amont, nous devons tout planifier.» L’organisation a déployé une matrice de risques élaborée avec environ 80 entrées et à chaque fois trois scénarios de réactions. «Le but, c’est d’intervenir vite en cas de pépin et qu’un protocole connu de tous se mette en place en cas de déclenchement.» Il ne faut pas baisser la garde et Mathieu Jaton dispose d’une solide organisation pour faire face: un budget de 25 millions de francs, 11 salles, 2500 personnes travaillant sur la manifestation pendant le festival avec une trentaine de collaborateurs à l’année.
Et comme dans toutes les manifestations d’envergure, des problèmes – petits ou grands – finissent par arriver. En ce jour 1, il manque 50 staffs. Un chef de bar rendra son tablier au bout de deux heures, des collaborateurs tombent malades, dont certains cas de covid, il y aura des «no-show» dans tous les services… La liste des raisons est sans fin «mais ce n’est qu’une minorité de cas par rapport aux centaines de staffs fidèles au festival», nous rappelle Mathieu Jaton alors que nous tentons tant bien que mal de le suivre dans une énième course dans les escaliers.
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C’est le moment de la «pause clope» au bord du lac. «Il faut toujours mieux positionner notre offre. Avant, on répétait dans l’industrie que ce qui faisait venir les gens dans un festival, c’était: 1) le nom de l’artiste, 2) le lieu. Mais on sent fortement une tendance dans le music business, pour plutôt: 1) l’expérience, 2) le lieu, et en 3) l’artiste. Cette tendance se traduit chez nous différemment par rapport aux grands open air: plutôt que d’aller vers le gigantisme, je préfère créer des petites salles et étonner le public avec des moments exceptionnels.»
Nous pénétrons dans la Bibliothèque, nouveau rendez-vous de cette édition. On y lit des ouvrages sur la musique et là s’écoute de l’excellent son sur une platine Nagra à 200 000 francs. En ce jour d’inauguration, les craquements d’un trente-trois tours de Marianne Faithfull enregistré au festival prennent des airs mystiques. Une jeune femme devant nous ferme les yeux et part comme en transe. A la fin du morceau, Mathieu Jaton confiera au public présent son bonheur de les accueillir dans un tel écrin. Il est moins satisfait du son dans la salle de cinéma attenante. «On doit encore trouver le bon réglage.»
«Mon job, c’est que mon téléphone ne sonne pas», poursuit Mathieu Jaton, déjà en mouvement avec son éternelle bouteille d’eau à la main. Que le client ait du plaisir et qu’il ne se rende pas compte que Stevie Wonder a 45 minutes de retard car il a fait un petit malaise juste avant de monter sur scène. Ou que les invités d’un sponsor ne ressentent pas comme une offense que leur visite ait été détournée à cause d’une porte qui reste close.
Pour cet ancien de l’Ecole hôtelière de Lausanne, être l’hôtelier du festival lui va très bien. Alors que Claude Nobs passait tout le festival backstage, prêt à bondir avec son harmonica, Mathieu Jaton s’entretient ce samedi soir vingt minutes avec une responsable RH dans les bureaux de l’administration. Sur un grand écran TV défilent pourtant les images du concert de Nick Cave, dont on sent qu’il constitue un des moments forts de la quinzaine, voire de l’histoire du MJF. Mais le CEO a un cas important à régler – qui restera confidentiel – et donnera toute son attention à sa collaboratrice.
Ce qui ne l’empêchera pas ensuite d’aller écouter le grandiloquent rocker australien pendant quatre chansons. Il nous signifie que «là, c’est bon, [il a] les poils» qui se dressent sur les avant-bras. Et quand la star passera devant lui sans même le voir à la fin du concert, il n’en éprouvera aucune blessure d’ego. «Les artistes doivent être uniquement focalisés sur la musique.»
On retrouve le boss dans sa «green room», un salon simplement aménagé juste derrière l’Auditorium Stravinski, la salle principale du 2m2C. Il peut recevoir, discuter avec les «tour managers», la presse et tous ses interlocuteurs. Ou la prêter à la chanteuse Emilie Zoé quand le dispositif de Nick Cave s’empare de toutes les loges. Dans un coin, un «tote bag» avec des t-shirts pour que Mathieu Jaton puisse se changer et ne pas apparaître tout le temps habillé de la même manière durant une soirée où il doit prendre la parole plusieurs fois. Mathieu Jaton ne fait pas de «désannonce» sur scène. «J’ai un souvenir marquant de Claude avec Prince qui avait fait un premier concert d’une heure et quart seulement mais génial. Alors que le public planait encore dans les brumes d’un «Purple Rain» d’anthologie, il a sauté sur scène pour dire: «Quand c’est court, c’est que c’est bon.» Claude pouvait se le permettre car le public lui pardonnait tout. Pas moi.»
Il faut non seulement de l’éloquence mais aussi une forme physique d’athlète pour tenir un tel marathon. Un MJF, c’est entre 15 000 et 25 000 pas par jour, souvent plus de 100 étages montés au compteur dans un bâtiment qui tient du dédale. Le premier soir avec A-ha, en quelques pas, il rejoint le devant de la scène pour ouvrir cette édition, rappeler que «sur les cinq chansons du siècle précédent qui ont dépassé le milliard de vues sur YouTube, il y en a deux de Nirvana, une de Queen et «Take On Me» des Norvégiens. Retour en loge pour scruter les messages de l’équipe.
Cette fois, le téléphone sonne. Le vol de A-ha du lendemain est annulé, il faut trouver une solution de remplacement. Ce sera une connexion à 8 h du matin plutôt que l’après-midi. Pour le combo pop des années 1980, le réveil se fera à 4 h. Ne reste plus qu’à trouver des chauffeurs pour amener le groupe composé d’une douzaine de personnes à l’aéroport. Le directeur donne des instructions claires à sa collaboratrice: «Si telle option ne fonctionne pas, essaie celle-ci», «OK pour tel budget, on verra qui paiera la facture au final», etc. Il raccroche. «Il faut poser toutes les options possibles et liquider la situation en un appel pour éviter un ping-pong qui pourrait durer des heures.»
Dans la «green room», on croise une tornade. Difficile de rester sérieux avec François Bennahmias. Le patron d’Audemars Piguet figure parmi les légendes de l’horlogerie. Grand sponsor du MJF, il vient de débouler en «hoody» couture dans le salon de Mathieu Jaton. Il nous taquine quand on lui parle de son avenir. Ce dernier vient d’annoncer qu’il se retirait dans dix-huit mois de la tête de la maison du Brassus. «On ne vous a rien dit? Lui, c’est les initiales MJ et moi, F. A nous deux, ça fait MJF. C’est décidé, on va faire un enfant ensemble!» Du pur Bennahmias. Grands éclats de rire des deux hommes et l’aîné en profite pour attraper son cadet – qui porte sa Royal Oak en toutes circonstances – pour une séance de papouilles improvisée.
D’ailleurs, s’il devait y avoir un «Ministry of Hugs», il reviendrait d’office à Mathieu Jaton, qui attrape tout le monde pour de grandes accolades. Ce côté tactile, ses interlocuteurs le recherchent. Au fil des années, cet ancien guitariste d’un groupe de rock fusion a d’ailleurs construit un réseau de fans et tous veulent avoir leur moment avec lui. Mais il y a des moments plus intenses que d’autres: quand il serre dans ses bras sa fille de 14 ans venue au concert ou Marisa, sa compagne. Au fait, les «hugs», c’est conseillé avec le covid? «C’est mieux que la bise ou la poignée de main!»
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La tournée des amis du MJF s’enchaîne. Les RP – pour relations publiques – se font en toute fluidité avec notamment les responsables des dizaines de sponsors du festival. On croise aussi l’avocat Xavier Oberson – venu avec Aviel Chan, le directeur du Grand Théâtre de Genève, qu’il préside – ainsi qu’André Kudelski qui reçoit sur sa «terrasse présidentielle». On retrouve aussi Peter Rebeiz, le patron de Caviar House, qui a commencé sur une «poignée de main» avec Claude Nobs en 1985. «J’ai commencé au MJF en découpant du saumon Balik au Picotin (le chalet de Claude Nobs, ndlr)», se souvient Mathieu Jaton.
Avec les artistes, le contact est souvent plus sobre, dans le respect de leur intimité. Quand A-ha termine son set, le groupe passe devant Mathieu Jaton, que le chanteur salue en mettant sa main près de la poitrine en guise de remerciement. Mais il n’y aura pas plus de contact. Ce sera plus tendre avec Sophie Hunger dans sa loge, enceinte et enchantée de voir le directeur… mais pas notre photographe, exfiltré par l’entourage de la chanteuse. «Les artistes doivent se sentir libres, rappelle notre hôte. Je n’impose jamais rien et je ne tente pas un contact plus étroit si on ne connaît pas bien ou si ce n’est pas désiré. Les groupes viennent ici pour la légende de Montreux. Quand ils ont frissonné en visionnant des clips de leurs idoles enregistrés ici, ils veulent en faire partie.»
Comment gérer cette relation avec les musiciens? Quincy Jones, 88 ans, véritable parrain du festival, ne viendra vraisemblablement plus. Le festival s’ouvre le jour de l’anniversaire des 77 ans de Debbie Harry, la chanteuse de Blondie. L’époque file à toute vitesse vers de nouvelles étoiles. Cette année, le concert dont les places se sont vendues le plus vite? Le rappeur toulousain Laylow. La capacité à rester au goût du jour, Mathieu Jaton sait combien elle est cruciale. Il tient ainsi à passer en loge remercier de sa présence Years & Years qui lui tombe dans les bras. Le jeune chanteur anglais – star de la série TV «It’s a Sin» – vient de faire Glastonbury, festival mammouth britannique. Il sera là ce soir devant dix fois moins de monde au Miles Davis Hall.
«Tous ces artistes ont vu les vidéos mythiques du festival», que seul Claude Nobs a eu l’idée de capter dans leur intégralité. Des images historiques aujourd’hui préservées par la Claude Nobs Foundation, présidée par son partenaire Thierry Amsallem. Nous passons dans le car-régie qui filme le concert de Nick Cave. Aux manettes, Yann Orhan, directeur artistique et photographe entre autres de Matthieu Chedid, Renaud et Françoise Hardy. Tout à coup, la réalisation devient magique, avec ce véritable gourou de l’image qui apporte un regard neuf aux captations du festival.
«Nous devons réinventer notre approche de la diffusion de la musique live», explique le CEO du MJF. Partenariat avec TikTok, streaming intense des concerts, influenceurs invités au même titre que la presse professionnelle: l’air du temps entre dans les travées du festival. Nous partageons un verre de rosé au bar pro, là où se retrouvent tous les collègues du festival. L’une d’elles passe et lui glisse quelques mots à l’oreille: immense sourire du boss. «On vient de passer les 100 000 followers sur Instagram.» Le festival devient une marque forte pour les plateformes alors qu’elle partait de très bas avant la pandémie. Elle est ainsi passée de 5000 abonnés à plus de 100 000 sur YouTube.
«Claude Nobs a créé la légende. Je construis et pérennise la marque. Le jour où je n’ai plus le feu, je raccroche. Mais ce n’est pas pour demain.» Alors que nous refaisons une millième fois le parcours de la Lake House au 2m2c, les gens lui lancent spontanément «Bravo pour le festival!» ou «Merci pour tout!» Les yeux de Mathieu Jaton brillent. C’est le meilleur des salaires après dix ans de direction.