«Lorsque j’entends ce prélude de Bach par Glenn Gould, ma raison s’envole…» Dans la pénombre du plateau qui bourdonnait comme une ruche, le silence tombe d’un coup. Accompagnée par l’orchestre d’Olivier Schultheis, la voix martienne de Gjon’s Tears s’est élevée pour interpréter «Sur un prélude de Bach». Le titre, écrit il y a vingt ans pour Maurane, a été imposé au Fribourgeois par Zazie, sa coach dans The Voice All Stars.
Ce jeudi après-midi, elle-même est là, attentive. La chanson finie, elle se précipite vers son poulain pour lui prodiguer ses conseils. Ils rient ensemble devant le caméraman qui ne les lâche pas, ce qui explique qu’ils soient dûment coiffés et maquillés. Le jeune homme reprend. Juste une fois, et c’est bon, il peut quitter le plateau, mais pas avant d’être interpellé par un occupant de l’un des sièges rouges destinés au jury pendant le live. «C’est vachement bien. Super, vraiment!» le félicite Pascal Nègre, incontournable acteur de l’industrie du disque en France, qui régna longtemps sur Universal Music France avant de fonder son agence de management d’artistes, #NP. Dans son écurie, Zazie, Matthieu Chedid, Mylène Farmer ou encore la trentenaire Anne Sila, que Gjon’s Tears voit gagner cette édition spéciale du télécrochet. Deux jours plus tard, lors de la demi-finale diffusée en direct, la jeune femme se retrouvera dans le même «groupe de la mort» que le Suisse et lui sera largement préférée par le public.
Trois jours plus tôt. Ce mercredi déjà, les répétitions vont bon train dans les studios du Lendit où, tout près du Stade de France, 240 personnes, techniciens, musiciens et autres membres de l’équipe de production d’ITV Studios France préparent fébrilement l’émission qui sera diffusée en direct samedi soir sur TF1. Les «talents», comme on les appelle dans le jargon, ont tous déjà pris part à l’une des dix saisons de la version française du télécrochet lancée en 2012. Pour le Fribourgeois aujourd’hui âgé de 23 ans, c’était en 2019. Il avait alors atteint les demi-finales. Mais il était alors «beaucoup plus timide, très conscient de la compétition. Cette fois, je suis à l’aise. Je me sens bien!» Il se fait visiblement plaisir, tombant dans les bras des autres talents, pirouettant avec entrain devant la caméra et se prêtant au jeu des questions… quand l’attachée de presse, qui couve ses talents comme un aigle son nid, nous laisse l’approcher.
Il y a deux ans, son coach, Mika, n’avait pas vraiment joué le jeu, se montrant peu disponible. Cette fois, la complicité avec Zazie est évidente. Dans la salle où ils se retrouvent pour un coaching, toujours sous l’œil des caméras – «lors de ma première participation, je me demandais comment me placer face à la caméra ou quoi dire, mais maintenant je suis habitué et je sais qu’ils ne gardent que des bribes, alors j’ai arrêté de me prendre la tête» –, le garçon est gentiment taquiné par la star sur sa nouvelle coupe: ses boucles, tout comme ses lunettes, se sont volatilisées: «Ça fait moins Harry Potter!»
Place aux choses sérieuses avec la chanson de Maurane. «Bon, j’y vais, au revoir», souffle Zazie en faisant mine de partir pour exprimer son admiration une fois le titre répété. Avant d’encourager son poulain à ne pas avoir peur de cette chanson si différente de ses choix habituels, souvent endiablés. «Je pense que les gens t’assimilent au gars perché, et pourquoi pas, mais la base, c’est que tu es une belle personne qui chante hyper bien.» «Je viens d’une culture où on ne montre pas ses émotions, glisse Gjon. Ces fanfreluches que je porte habituellement sur scène, ça me sauve, je me cache derrière.» Et d’évoquer avec émotion la mémoire de sa grand-mère qui a vécu la guerre. Un souvenir parmi d’autres d’une trajectoire familiale agitée. «Tu as cette énorme intensité émotionnelle au fond de toi, c’est ça qui est génial! Il faut juste s’en servir autrement», insiste l’auteure et interprète de Zen.
S’il est secrètement marqué par les traumatismes vécus par une famille éparpillée de par le monde, Gjon a grandi dans le village de Broc, où l’ont élevé son père kosovar et sa mère albanaise. Les larmes de son nom de scène sont, il l’a souvent raconté, un hommage à son grand-père exilé au Canada. Cet homme peu enclin à se laisser aller avait pleuré lorsque son petit-fils lui avait chanté sa chanson préférée, Can’t Help Falling in Love d’Elvis Presley. Après l’avoir soutenu en lui construisant un studio de musique dans la maison familiale et en l’accompagnant sur les plateaux de télécrochet en Albanie quand il avait une douzaine d’années, ses parents le laissent désormais voler de ses propres ailes. Cette année, il a joué en concert avec son groupe Gjon’s Tears and the Weeping Willows - ils se produiront de nouveau, à Fri-Son, le 12 novembre - formé à la Gustav Academy à Fribourg, et fait même l’homme-sandwich pour des chips au paprika. Ces derniers temps, les choses «se sont professionnalisées, et mes parents me font énormément confiance». D’ailleurs, ils n’ont cette fois pas fait le déplacement pour Paris.
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Cette année, marquée par son triomphe à l’Eurovision, sera décisive. Zazie est l’une des raisons pour lesquelles il a accepté de revenir dans The Voice. «C’était le bon moment pour la rencontrer», glisse-t-il. Surtout, il a réussi à imposer sa condition à la boîte de production: un contrat dans une maison de disques. C’est fait, chez le label indépendant Jo & Co, distribué par Sony. Un coup de poker gagnant qui témoigne à la fois de l’assurance du Fribourgeois et de sa franchise: c’est lui qui a expliqué les conditions de sa participation à la presse. «J’avais envie d’un label qui soit à mon écoute, en France», nous dit-il. Une franchise qui a ses limites: pas question d’évoquer plus avant «les choses qui se préparent», à savoir un album. De toute façon, sa sortie n’est pas prévue avant l’année prochaine au plus tôt. Gageons que Zazie figurera parmi les collaborateurs. Lorsque, à la fin de son interprétation samedi soir, submergé par l’émotion et face aux yeux embués de Zazie, il finira en larmes, sa marraine lui rappellera que ce n’est pas la dernière fois qu’ils travaillent ensemble.
Ce qui le distingue? «Sa technique vocale hors du commun et son ambition», avance Xavier Michel. Le Nyonnais, membre du duo Aliose, a coécrit avec Gjon’s Tears les titres Répondez-moi et Tout l’univers, avec lequel il s’est classé troisième à l’Eurovision en mai dernier. «Gjon est aussi quelqu’un d’exigeant, de travailleur, qui sait ce qu’il veut et surtout ce qu’il ne veut pas. Et ça, c’est important pour s’en sortir dans ce métier», poursuit Xavier Michel. Et ce qu’on entend de tous ceux que nous avons contactés, depuis son fan-club officiel jusqu’aux stylistes vaudois Benjamin Bühler et Evan Giusto – qui ont créé, sous leur label Evanbenjamin, sa tenue pour l’Eurovision –, à savoir qu’il est «vrai» et «simple»? «Oui, c’est un jeune homme sympa et accessible, pour qui l’humain est primordial», acquiesce Xavier Michel. Qui insiste sur la voix du Fribourgeois. «Franchement, je n’en ai pas rencontré beaucoup avec de telles capacités vocales. Vous pouvez faire huit heures de studio avec lui, il sera encore vocalement hallucinant.»
Le musicien vaudois a encore plusieurs titres sous le coude, «de jolis fruits» coécrits avec Gjon et dont il ignore s’ils verront le jour. Avec élégance, il indique qu’il comprendrait «que Gjon ait envie d’explorer d’autres horizons, notamment en France où il rencontre forcément de bons auteurs et compositeurs, et des gens avec qui il a sûrement envie de travailler».
En attendant, le verdict du public de The Voice est tombé. Ne pas aller en finale est pour Gjon un regret car cela lui aurait permis de chanter en duo avec un guest. Mais tant pis. Ce lundi, tout sourire, il a posté un message plein d'émoticônes kawai à ses fans pour les remercier. Et veut continuer à apprendre. «C’est ce qui m’a plu ici. J’essaie de m’améliorer tous les jours et surtout de me remettre en question en proposant toujours de nouvelles choses.» Comme une certaine Lady Gaga, en somme? Il s’enflamme: «Elle excelle dans tant de domaines, est capable de passer de l’électro-pop à un album de jazz avec Tony Bennett!» Sans parler du cinéma, une grande passion du Fribourgeois. Il reprend. «Pour moi, la voix la plus pure reste celle de Barbra Streisand. Elle n’a jamais changé de style, n’a jamais dévié de sa ligne. C’est admirable. Mais moi, je voudrais toucher à tout et surtout me transformer. J’aime plus que tout les artistes qui prennent des risques. C’est pour ça que j’adore quelqu’un comme Grace Jones!»
Lady Gaga, Barbra Streisand… excusez du peu. Pourtant, s’il a l’ambition chevillée au corps et la conscience de son talent, le garçon jure qu’il va rester fidèle à ses valeurs. «A 12 ans, ma mère me disait déjà: «Fais gaffe de ne pas prendre la grosse tête!» Ça n’arrivera pas», promet-il. Pascal Guix, producteur artistique de The Voice, travaille sur l’émission depuis le tout début. Il salue l’évolution du Suisse qui a, dit-il, «beaucoup gagné en maturité. Tout ce qu’il fait, il le fait en conscience, il veut amener les gens quelque part de manière très naturelle. Il a un véritable univers et va devenir un grand artiste.» Ce mercredi, le Fribourgeois a été annoncé comme l'un des cinq artistes nominés par les MTV Europe Music Awards dans la catégorie «artiste suisse de l'année». L’aventure de Gjon’s Tears ne fait que commencer.