Une chose est sûre: lorsquʼil a intégré la brigade cachée dʼHélène Darroze après avoir été éliminé en premier lieu au mois de mars, personne n’aurait misé une lentille sur Danny Khezzar. Le chemin jusquʼà la finale était bien trop long. Mais cʼétait mal connaître ce jeune chef français de 27 ans au sourire omniprésent, à la «cool attitude» contagieuse et à la ténacité d’un bouledogue. Ce Genevois d’adoption a éliminé, un à un, les 11 concurrents sortis après lui, avant de réintégrer le concours officiel au niveau des quarts de finale et de filer tout droit jusqu’à la finale (qu'il a perdu mercredi soir ndlr).
Et s’il a été plutôt vexé par cette sortie prématurée – au point d’avoir ensuite bûché comme un fou dans les cuisines genevoises du Bayview pour mettre au point une raviole incroyable –, il reconnaît volontiers que cette élimination a été un mal pour un bien. «J’étais malade et sans goût ce jour-là, confie Danny Khezzar. Cela m’a privé d’épreuves mythiques, mais cela m’a permis de faire la connaissance d’Hélène Darroze. Elle m’a apporté une dynamique nouvelle. Avant, je partais du dressage pour imaginer un plat; grâce à elle, je débute désormais par une émotion. C’est ainsi que l’on donne un peu de soi dans une assiette. A lʼinstar de Michel Roth, avec qui je travaille depuis huit ans à Genève (au restaurant Bayview de l’Hôtel Président Wilson, ndlr), cʼest une cheffe en or, simple et humaine, avec qui je partage de nombreuses valeurs, comme celle de la famille.»
Fan de la première heure
Ce chemin détourné vers la finale lui a aussi apporté une notoriété comme on en a peu vu dans ce concours, les téléspectateurs ayant eu le temps de s’attacher à cet outsider rieur et à la créativité débordante. Lui qui a grandi en regardant «Top Chef» en famille, jamais il n’aurait osé rêver devenir à son tour source d’inspiration pour la nouvelle génération. «Ce concours crée des vocations, c’est vrai, relève-t-il. Mais même si les conditions de travail se sont un peu améliorées ces dernières années dans les restaurants qui peuvent financièrement se permettre de stopper la pratique des horaires discontinus, si la peur ne règne plus forcément en cuisine comme autrefois, c’est un métier qui reste très dur et tissé de sacrifices. Il faut être véritablement passionné pour s‘y épanouir. Et savoir saisir chaque opportunité qui passe, tout en travaillant ensuite durement pour la conserver.»
Cette ténacité lui a été bien utile lorsqu’il a fallu enchaîner les épreuves de la brigade cachée, parfois jusqu’à trois d’affilée tournées entre 7 heures et 1 heure du matin. «Un rythme pareil, c’est rude pour la créativité. Et disposer d’à peine une heure pour créer un plat en partant de zéro, ce n’est pas évident. L’avantage, c’est qu’aujourd’hui je peux absolument tout faire dans ce laps de temps», assure-t-il en éclatant de ce rire unique qui l’a rendu célèbre. Quant à la pression, il se l’est mise tout seul au fil des éliminations, ne voulant pas ruiner tous les efforts fournis jusque-là.
Le goût de la compétition
Ainsi, c’est serein qu’il s’est préparé à la grande finale qui l’attendait. Ou plutôt qu’il ne s’y est pas préparé! «Il faut juste être concentré sur son travail, le reste, ça vient tout seul grâce à l’expérience accumulée toutes ces dernières années.» Pour concocter son menu – qui doit séduire à la fois les chefs et une centaine de bénévoles de la Croix-Rouge –, Danny Khezzar a pris l’option du risque, ce qui lui ressemble bien, lui qui ne fait jamais rien à moitié. «Normalement, pour servir 100 personnes, il faudrait opter pour une cuisine de banquet qui facilite la tâche, mais, pour moi, c’est un autre métier. J’ai donc décidé de rester sur ce que je sais faire au quotidien. C’est énormément de travail en plus.» Le plus dur pour lui, ensuite, ça a été d’attendre le résultat pendant des mois tout en conservant le secret sur son parcours. Mercredi soir, il a enfin été délivré de ce suspense.
Les œufs magiques
La défaite ne change rien à sa simplicité chaleureuse. En revanche, il a bel et bien pris goût à la compétition. Il rêve désormais de concours, de futures étoiles et du fameux col bleu-blanc-rouge de Meilleur ouvrier de France. Il est prêt. Une fort belle manière de rendre hommage à ce grand-père facétieux qui lui a donné le goût de la cuisine gamin en lui faisant croire que les œufs, ça rebondit quand on les lance. Au grand désespoir de sa grand-mère…
Et si les œufs n’ont jamais rebondi entre les mains du jeune Danny, ils sont aujourd’hui surprenants au Bayview, étoilé au Michelin et noté 18/20 au GaultMillau. Cassés devant le client, ils ne laissent pas couler un jaune et un blanc, mais bien une mousseline à la ciboulette. Passé l’effet de surprise, on la déguste avec des asperges blanches rôties au chalumeau et on finit l’assiette en la sauçant avec du pain au levain «crousti-moelleux». C’est rigolo, c’est fin, c’est gourmand.
La rencontre qui a tout changé
Simplicité et précision des saveurs pourraient être les maîtres mots du nouveau chef du Bayview. Car oui, si c’est toujours le nom du Meilleur ouvrier de France et Bocuse d’or (il a obtenu les deux titres en 1991) Michel Roth qui figure à l’entrée du restaurant, c’est bien l’humble Danny Khezzar qui conduit sa brigade dans sa biscornue cuisine. Mais toujours avec l’avis et les conseils de Michel Roth, qui demeure chef exécutif de l’établissement. A les voir interagir entre eux, on comprend facilement que leur histoire est un vrai coup de foudre professionnel. «Ce que j’aime chez Danny, c’est sa simplicité et son humilité, sourit Michel Roth, présent à Genève ce jour-là. Je le connais depuis qu’il a 15 ans et il a toujours été comme cela.»
Car c’est à cet âge, lors d’un brunch en famille au Ritz à Paris, qu’il fait la connaissance de celui qui sera son mentor. Il réalise un stage dans sa brigade et les deux passionnés se lient d’amitié. Après un bref passage chez Pierre Gagnaire, il répond favorablement à l’appel de Michel Roth en 2015 et démarre ainsi son épopée helvétique. Commis, demi-chef de partie, chef de partie, sous-chef… Dans la Cité de Calvin, il gravit les échelons gentiment mais sûrement et enfile sa veste de chef début avril dernier. Une étape de plus pour celui qui ne semble pas avoir de limites. Aujourd’hui, tout le monde n’a d’yeux que pour le chef au regard perçant, mais le tour de salle, c’est bien à deux qu’ils le font. Et Michel Roth de présenter son poulain à chaque convive, comme un père le ferait pour son fils à ses amis.
Une «trap» qui ouvre sur des succès
«Michel Roth a fait un bien inouï à Danny, assure Vincent, alias «Vince», le complice de Danny depuis qu’ils ont 3 ans. Je l’ai vu grandir humainement et professionnellement, c’est un truc de fou!» Mais Vince lui aussi a construit Danny. «C’est mon «frère», lâche l’homme à la folle chevelure. Vince, c’est le premier que j’appelle s’il y a un problème. Notre relation, c’est tout ce qu’on adore dans une famille, mais aussi tout ce qu’on lui reproche. On ne passe pas un jour sans se voir ou s’appeler.» Ensemble, ils ont tout fait et ne sont pas près de s’arrêter.
A 13 ans déjà, ils se lancent dans le rap, puis créent leur groupe, Les Frères Bizzy, se dirigeant vers la trap latine, un style ensoleillé valsant entre rap et reggaeton. Aujourd’hui, un de leurs titres, «Sapo», a passé la barre du million de vues sur YouTube et la dizaine d’autres clips tourne autour des 200 000 lectures. Tous ces sons sont écrits, réfléchis, enregistrés, produits… dans un garage à Gaillard, en France voisine. En quinze minutes de scooter, vêtu d’un survêt, Danny quitte l’univers feutré du Président Wilson, se faufile dans Genève et débarque dans ce quartier résidentiel où jardins et calme semblent l’attendre.
Mais c’est au sous-sol que l’on découvre son second univers. Derrière des meubles, des cartons et une armoire pleine de belles bouteilles, une façade en contreplaqué et une porte en bois ouvrent sur un mini-salon. Ici, tout est comme la cuisine de Danny: fabriqué maison. A gauche, un piano, devant, trois chaises, une machine à café, un écran et un bureau, à droite, une fausse plante verte et un studio de pro. Encore une fois, simple et efficace.
Leurs milliers de sons, Les Frères Bizzy les élaborent toujours de la même manière: «Comme en cuisine, on commence par les fondamentaux, explique Danny. D’une certaine manière, la mélodie, c’est le goût. Nous la créons puis ajoutons les paroles. Comme un plat que l’on imagine en partant des saveurs avant de penser au dressage, pour se laisser toutes les portes ouvertes.» Que l’on apprécie ou pas la musique et la cuisine du jeune homme, on ne peut qu’applaudir le personnage: entre humilité, travail et talent, il prouve que tout est possible. Et ça fait du bien. Danny Khezzar, quand la simplicité devient magie.