Adolescent, est-ce que vous imaginiez que vous vous retrouveriez un jour à diriger des milliers de figurants lors de spectacles événementiels comme celui-ci?
Non, même si j’étais un adolescent passionné par la gymnastique qui rêvait de participer aux JO. Mais je me suis vite rendu compte que je n’avais pas le niveau, même pour les championnats suisses. C’est un coach de gym, Fabrizio, passionné de cirque, un de mes plus grands amis (il était sur le cheval blanc de la cérémonie de clôture des JO de Turin) qui m’a mis au fond le pied à l’étrier. A 12 ans, j’allais l’aider dans les coulisses d’un spectacle de danse topless, un peu comme au Lido de Paris, c’était la première fois qu’on voyait des femmes dénudées au Tessin. J’étais chargé de donner des pans de costumes aux danseuses. Je les voyais passer et je me disais: «Mais ce monde est extraordinaire, cet endroit est féerique (rire)!» C’est là où tout a commencé, où j’ai contracté le virus du spectacle.
Vous avez réussi à bien dormir ces dernières semaines? Jamais le trac ni l’angoisse face aux difficultés, aux enjeux?
Je dors peu mais bien, merci. Quand je rencontre une difficulté, ou alors quand je suis à la recherche d’une bonne idée, mon secret, c’est de prendre un bain chaud, ou un sauna. C’est dans la tranquillité que je me retrouve.
Derrière l’homme chaleureux et tactile, certains vous ont reproché un certain autoritarisme. Vous l’assumez?
J’ai un ami qui a fait une étude sur le pouvoir et l’autorité. L’autorité, c’est quelque chose qui vous est donné parce qu’un groupe de personnes vous a choisi pour diriger. Quand tout fonctionne, on n’en a pas besoin. Je travaille avec des gens d’un très grand calibre mais le jour où on entre dans une zone de tempête, il faut avoir désigné quelqu’un qui va donner les ordres pour qu’on puisse s’en sortir. Avec le risque, bien sûr, qu’il fasse des erreurs. Il y a une différence profonde entre autorité et pouvoir, qui échappe à ceux qui ne sont pas habitués à travailler en collectif. La première n’a rien à voir avec le second.
Mais quel type d’artiste, de metteur en scène êtes-vous?
Il y a deux sortes d’artistes: les citriques et les «floréals». Les premiers ont besoin d’être pressés comme des citrons, de souffrir pour donner leur pleine mesure; les seconds ont besoin d’un juste milieu, une bonne température, pas trop ni trop peu pour exprimer leur potentiel. Comme une orchidée. J’appartiens à cette deuxième catégorie, tout comme mon équipe. C’est un sacré gain de temps et d’énergie! Quand on rencontre un problème, on va manger ensemble, on se fait du bien, on retrouve la force.
Vous passez de la simplicité d’un one man show à l’énormité d’un spectacle comme celui-ci. N’est ce pas un peu schizophrénique parfois?
Non. Si je joue Icaro tout seul depuis vingt-cinq ans, c’est parce que je crois que la simplicité est essentielle. La Compagnie Finzi Pasca ne fait pas que dans le gigantisme mais offre aussi des spectacles très intimes qui tournent dans le monde entier. Il y a des gens qui pensent que tu fais simple non pas par choix, mais pour des questions de moyens; avec moi, ils se trompent!
Vos parents ont-ils soutenu vos aspirations artistiques?
Oui. Ils avaient une vision initiatique de la vie. L’idée qu’il y a des étapes, un chemin à suivre pour devenir un homme. A 18 ans, à la suite d’un chagrin d’amour, je suis parti en Inde, notamment auprès de Mère Teresa. Le Théâtre Sunil, que j’ai créé au Tessin, portait le nom d’un homme que j’ai accompagné jusqu’à sa mort. Ce fut un vrai voyage, pas ceux d’aujourd’hui où l’on va d’un point à un autre en sachant à peu près ce qu’on va découvrir, mais un voyage où l’on se perd, où l’on perd tous ses repères. J’entretenais alors avec mon père une correspondance sonore que j’envoyais par poste tous les quinze jours, internet n’existait pas. J’ai gardé toutes les cassettes. Ce fut mon passage initiatique.
Que vous ont transmis vos parents?
Ma mère, la curiosité; elle avait une capacité de s’émerveiller de presque tout. Mon père m’a appris la fidélité en amitié. Il avait un côté introverti, vieux chef indien, qui pouvait presque faire peur, mais son sens de l’amitié était extraordinaire.
Vos spectacles cherchent à réveiller tous les sens du spectateur; il y a presque un côté spirituel, voire chamanique dans vos créations. Vous êtes d’accord?
Oui, c’est vrai, l’aspect chamanique est présent. Avec la Compagnie Finzi Pasca, nous avons rencontré beaucoup de chamans, au Mexique, en Russie... Je me souviens d’un qui était expert en labyrinthes perdus et avait à cœur de me les expliquer. Une rencontre très forte, même si on n’a pas beaucoup parlé. Quand tu rencontres des hommes et des femmes qui ont cette capacité de te voir, de sentir, de comprendre profondément qui tu es, cela nourrit ta réflexion, ta création. Nous sommes restés liés. Le théâtre a toujours cherché à répondre aux questions les plus fondamentales de l’homme: qui suis-je? Où vais-je? Pourquoi dois-je mourir?
Vous allez jusqu’à dire que le théâtre guérit, expliquez-nous cela…
Quand tu cuisines, tu peux te contenter de faire un bon repas ou préparer un repas qui guérit, parce que tu y as mis de l’intensité, de la conscience, de l’amour. Le jeu d’un acteur peut être comme un massage, dégager une empathie pour le spectateur; tout à coup, devant ce qui se passe sur scène, il va pouvoir s’identifier, se sentir compris. S’il y a une chose que j’ai découverte dans ma vie, c’est la pauvreté des mots à notre disposition pour communiquer. Bizarrement, en italien, il existe des centaines de définitions pour dire le type de pâtes. Par contre, si on dit veuf pour un mari qui a perdu sa femme, quel nom utilisera-t-on pour celui qui n’était pas marié? Un enfant qui perd ses parents est orphelin, une mère qui perd son bébé, on dit quoi? Et pour l’homme qui perd le chien qui était toute sa vie? De plus, en italien comme en français ou en anglais, on dit perdre quelqu’un quand il est mort, comme on perd des clefs... On passe juste pour des crétins avec ce verbe, il faudrait dire qu’on nous l’a arraché, volé, je ne sais pas, mais pas perdu.
Vous en avez inventé un pour la perte de votre épouse, Julie Hamelin?
Je cherche toujours. C’est à cela justement que sert l’art, c’est pour cela qu’on ouvre un livre, qu’on regarde un tableau, un spectacle, pour contrebalancer ces mots qui manquent à notre vocabulaire. Tout à coup, on se dit: «Voilà, je me reconnais, je suis cette femme qui a perdu son bébé, je suis ça!»
Vous vous méfiez toujours des mots?
C’est complexe. Comment répondre au plus juste avec des mots, par exemple à la question «Est-ce que tu crois en Dieu»?
On se permet de vous la poser.
Cela dépend des jours et des moments. En ce moment précis, j’aimerais y croire, j’aime les histoires; il y a de belles histoires qui me tranquillisent, comme celle qui dit qu’on va tous se retrouver après la mort.
Ce n’est qu’une histoire?
Une belle fable, et moi, je crois aux fables. J’aime voir des gens qui prient, mais derrière la fable, est-ce que c’est vrai? Parce que je me demande toujours pourquoi les grands poissons mangent les petits, pourquoi une maman cochon doit se résoudre à voir son bébé transformé en saucisson. Je suis comme un enfant qui aime les histoires, mais qui essaie ensuite de trouver la relation qu’elles entretiennent avec la réalité. Je n’y arrive presque jamais (rire).
Vous avez souvent travaillé avec les femmes qui ont partagé votre vie. Il y a eu Maria Bonzanigo, compositrice en chef de la Fête, Julie Hamelin, cocréatrice du spectacle, et aujourd’hui Melissa Vettore, votre compagne, est aussi votre assistante. La vibration artistique doit résonner au même diapason que la vibration amoureuse?
C’est naturel pour moi de partager ma vie avec des personnes qui la comprennent, des femmes qui sont des gitanes, comme moi, qui adorent avoir les valises prêtes au bord du lit. Je ne dis pas que ce serait impossible avec une femme casanière, mais probablement très difficile pour tous les deux (sourire). Quant à Melissa, c’est particulier; je ne l’ai pas rencontrée après le départ de Julie, c’est une actrice qui connaît notre compagnie depuis ses débuts, j’ai vu grandir ses enfants. Quand Julie est morte, j’ai eu la chance d’avoir beaucoup d’amis qui sont venus me protéger. Elle en faisait partie. Et deux ans après, on s’est rendu compte que cette amitié si forte s’était transformée en amour. C’est une belle histoire.
Elle ne souffre pas de l’ombre de Julie, à qui le spectacle est dédié?
Mais on ne doit pas souffrir du passé de quelqu’un. Si une personne que tu rencontres souffre du fait que tu as été marié, que tu as eu un passé, des enfants, je pense que ce n’est pas la bonne personne. Pour moi, ce que tu as vécu, c’est important de le partager avec la personne à tes côtés. Et le fait que Melissa faisait déjà partie de notre vie rend tout plus facile.
Vous avez prouvé par vos choix que vous étiez résolument féministe. La Fête comprend 100 femmes à égalité avec des hommes dans la troupe des Cent pour cent, une compositrice principale ainsi qu’une directrice des chœurs. Les femmes ont fait la grève le 14 juin, que peuvent-elles encore faire de plus en faveur de l’égalité?
Aristophane, dans Lysistrata, avait déjà la réponse, puisque sa pièce raconte comment les femmes, lassées de voir partir les hommes à la guerre, ont fait la grève du sexe. Je pense que l’égalité des salaires serait très rapide si les femmes suisses refusaient subitement de faire l’amour (sourire).
Qu’est-ce que les vignerons d’ici vous ont appris sur la vie?
Beaucoup de choses: leur affection pour leur terre, leurs vignes, la dignité de leur travail. Ils disent, comme beaucoup d’autres que j’ai rencontrés dans mes voyages, qu’ils vivent dans le plus bel endroit du monde, le nombril de l’univers, mais ils le disent avec une certaine pudeur, ce n’est pas une affirmation pompeuse. C’est un des traits des gens d’ici que j’aime, leur grande délicatesse.
Comment allez-vous gérer l’après-Fête des vignerons? En 1999, certains ont fait une dépression face au grand vide qui survient après. Que ferez-vous le 12 août?
Mes valises! Le 13, on change de ville, le 14, on sera à Genève pour commencer les répétitions d’un nouveau spectacle, Einstein on the Beach, qui ouvrira la saison du Grand Théâtre. Il n’y aura pas de vide!