Le jour tombe et la lumière en fait de même sur les érables de sa propriété de 85 hectares à Château-Richer. Le célèbre fleuve Saint-Laurent est à deux pas, la ville de Québec à vingt minutes en voiture par la mythique route 138 qui relie le Canada aux USA. L’eau du chaudron bout à la bonne température. Daniel Rossellat y plonge les homards qu’il va servir ensuite à ses amis québécois; il vérifie scrupuleusement le thermomètre, soucieux de les tuer dans les règles de l’art. Ce crustacé, qui en France a le pouvoir de faire tomber un ministre de l’Ecologie accusé de le servir à ses invités dans les ors de la République, est un plat populaire ici, au Canada, servi entier ou dans un sandwich, quand ce n’est pas dans la poutine locale, avec des frites et de la sauce brune. Il faut l’avouer, le patron de Paléo est expert ès homards. «Le poissonnier était un peu novice et avait peur de se faire pincer les doigts en les attrapant, je lui ai dit: «Laissez-moi faire!»
Ses rituels
Le homard, la pipe, le feu de bois d’érable, «des rituels très importants pour lui quand il est ici», confie Isabelle, la femme d’un de ses meilleurs amis, Daniel Robitaille, un Québécois à la tchatche impressionnante, qui gère «la cabane au Canada» du patron du Paléo en son absence. «Il faut encore ajouter le T-bone à mes rituels», ajoute ce dernier avant d’aller chercher un vin néozélandais rapicolant à souhait de sa cave.
La soirée se prolonge autour du feu, on évoque ces expressions truculentes propres aux cousins canadiens qui charment depuis longtemps l’oreille du syndic de Nyon, même si peu exportables en Pays de Vaud. Il connaît les plus populaires comme les moins avouables et lance à la ronde «c’est ben l’fun», avant de nous apprendre «hostie de criss de câlice de tabarnak!» qu’on pourrait traduire un peu par «sacré nom de bleu». «Mais pour les Québécois, s’exclame-t-il, c’est nous qui avons un accent! J’aime leur manière de défendre notre langue française. Ici, à cause de la loi 101, tout doit être traduit en français, un food truck se dit camion cuisine et le selfie est un autoportrait.»
Une amoureuse à Montréal
Le plus Québécois des Romands a découvert le Canada en 1979. «J’avais une amoureuse à Montréal, puis je suis allé au Québec en coup de vent en 1984 avant d’y retourner en 1989. J’aime les paysages, j’aime les gens d’ici, leur caractère, leur franchise, leur gentillesse, j’avais envie d’y acheter une maison. Cette année-là, Daniel m’a téléphoné pour me dire qu’il avait trouvé un bien à vendre immédiatement. «Achète-la», lui ai-je dit, en toute confiance. Elle coûtait le prix d’un studio aux Mosses. Quelques jours plus tard, j’étais au Québec pour signer devant le notaire.»
La propriété, qui a gardé le charme des bâtisses traditionnelles, avec son toit de tôle incurvé, s’appelle le Clos des Brumes. Il y séjourne une à deux fois par an. C’est l’ami Robitaille, rencontré à Nyon dans sa jeunesse, avec qui il a pratiqué longtemps le hockey, qui veille sur le lieu en son absence, loué une partie de l’année pour le plus grand bonheur des touristes. Sur booking.com, on peut lire cet avis dithyrambique de «Mamounette de Belgique»: «Magnifique endroit, hors du temps. Daniel est un hôte en or, accueillant, chaleureux, aux petits soins, et que dire de son petit-déjeuner royal!»
Son jardin secret
Il y a juste une petite valise fermée à clef du boss de Paléo à laquelle les touristes de passage n’ont pas le droit de toucher. On y trouve pêle-mêle ses couteaux, son aromate, les épices qui font de sa sauce à salade un must. «J’en fais toujours plusieurs litres quand j’arrive au Canada, tout le monde en raffole. C’est la seule salade que mon fils Jules acceptait de manger!»
Ses amis opinent du chef. Un petit vent s’est levé, il y a parfois des chevreuils qui s’aventurent jusque sur l’immense prairie face à nous. On sent le syndic de Nyon chez lui ici, même si près de 6000 kilomètres nous séparent du canton de Vaud. Rossellat évoque en riant la quarantaine de fours à raclette et les meules de fromage de Bagnes importés au gré des visites de ses collaborateurs, «on avait fini par monter un vrai deal», plaisante-t-il. Autant d’amis à qui il a fait découvrir bon nombre de spots, comme on dit ici, emblématiques de ce confetti francophone perdu au milieu du continent américain. Le sanctuaire Sainte-Anne-de-Beaupré, un des plus importants lieux de pèlerinage en Amérique du Nord, est à quelques kilomètres.
Distance
Face à nous, l’île d’Orléans où vécut le chanteur québécois Félix Leclerc. Mais étonnamment, aucun artiste n’a jamais franchi la porte de cette maison. Pas même Robert Charlebois, qui sera à l’affiche du 44e Paléo avec d’autres compatriotes: le Québec est l’invité cette année du Village du monde. C’est que Rossellat n’est pas du genre à tu et à toi. Chez lui, une forme de distance bienveillante est toujours de rigueur, le bonhomme ne se laisse pas facilement apprivoiser et c’est peut-être aussi pour ça que les grandes étendues sauvages parlent à son cœur.
Excepté peut-être pour Véronique Sanson et Claude Nougaro, il s’est toujours méfié des liens affectifs avec les artistes. «La peur de perdre la distance critique, dit-il. De façon générale, j’essaie toujours de ne pas mélanger vie professionnelle et vie privée; ce n’est pas toujours facile d’être ami avec les gens avec qui on est en affaires, on risque de perdre les deux en même temps!»
Une chaire universitaire de festival!
L’homme aime aussi cette solitude offerte par cette ancienne ferme bâtie sur un terrain de 6,7 km sur 150 m de large seulement, car à l’époque tout le monde devait pouvoir accéder au Saint-Laurent. Un lieu propice aux souvenirs, à la remontée du temps, à se remémorer ce trajet professionnel exceptionnel qui lui a encore valu récemment le titre de docteur honoris causa décerné par l’Université de Lausanne. «Dire que je n’avais qu’un CFC de mécanicien auto en poche! confie-t-il avec de la fierté dans la prunelle. Pour que j’aille à l’université, il aurait fallu qu’existe une chaire de festival.» Rires.
On évoque encore ce groupe éphémère fondé avec son ami Jacques Monnier, responsable de la programmation de Paléo. «J’étais Dan Power, lui Jacques Power sur le modèle de Manpower... On s’appelait les Ten Years For, par opposition au groupe Ten Years After, on s’est juste trompés en écrivant «for» au lieu de «before»... Un de mes professeurs avait prédit qu’il n’y aurait pas de seconde édition du Paléo car je ne savais pas écrire second en anglais.»
Les souvenirs lui font plisser les petites rides du rire au coin des yeux. Avoir réalisé son rêve et en vivre reste pour Rossellat le plus bel accomplissement qu’on puisse imaginer. «C’était tellement improbable d’arriver à créer un tel festival à Nyon. Un rêve plus beau que le plus beau des rêves, surtout qu’on l’a réalisé en gardant nos valeurs.» Ce qui reste d’idéaliste chez ce rêveur pragmatique? «La confiance, celle que je mets dans les gens. Il m’est arrivé, certes, d’être trahi, mais je me suis aussi moi-même trompé, j’ai blessé des gens sans le vouloir, si je peux m’excuser, je le fais!»
Passage en coulisses
Il est temps de rentrer à Québec. Le Festival d’été bat son plein au cœur de la ville et le Vaudois est venu assister à quelques concerts. Il passe saluer en coulisses Cœur de Pirate, qui sera sur la plaine de l’Asse le 28 juillet prochain. «C’est mon troisième Paléo», lui fait remarquer la chanteuse, qui se bat aussi à travers ses chansons pour faire reconnaître le viol conjugal, un drame personnel dont elle a témoigné récemment.
Daniel Rossellat a refranchi l’Atlantique en sens inverse et son pote Robitaille l'a rejoint avec ses enfants au pays d’Heidi pour œuvrer comme bénévoles à Paléo. «Ils vont tous débarquer chez moi, dans la maison bleue. Comme on dit ici, ça va être ben tripant!»