«Après avoir été violé plus de 200 fois de mes 9 à mes 13 ans par le prêtre pervers Joël Allaz, j’avais statistiquement une chance sur deux de devenir pédophile. Au final, je ne suis pas un violeur et je vais être ordonné diacre…» s’amuse Daniel Pittet. Le Fribourgeois de 64 ans a pris pour devise le verset de l’évangéliste Jean «la vérité vous rendra libre» et pour lui, toutes, sans exception, sont bonnes à dire. C’est un drôle de paroissien, Daniel Pittet! Drôle et sans filtre, à tel point que certains le surnomment «no limit»... Le samedi 23 septembre, ce père de famille sera ordonné «diacre des périphéries» en l’église Saint-Pierre de Fribourg mais pas par son «ami et frère Charles» comme prévu: Mgr Morerod est en effet actuellement hospitalisé. C’est lui qui a eu l’étrange idée de cette «promotion» probablement unique au monde pour une victime.
Un diacre est au service de l’Eglise en disposant de certaines des fonctions du prêtre. Une semaine avant le sacrement qui l’élèvera à ce rang et auquel assisteront notamment Guy Gilbert, médiatique «curé des loubards», et Christophe Graf, commandant de la Garde suisse, Daniel Pittet nous a invités à partager le souper qu’il organise chaque dimanche en famille dans sa villa de Rossens (FR). Ses six enfants sont réunis autour de lui et de sa femme, Valérie, matriarche discrète dont la force tranquille parle plus haut que tous les maux. C’est sur ce roc que Daniel Pittet a pu contre toute attente bâtir une famille. Lui qui avait d’abord cru pouvoir fuir le traumatisme de ses viols en devenant moine à l’abbaye d’Einsiedeln, tandis que sa future épouse pensait entrer au carmel. Mais l’amour humain et la providence en ont décidé autrement.
Une biographie traduite en huit langues
Si Daniel Pittet et sa femme ont une foi à déplacer les montagnes, seule leur petite dernière, la lumineuse Anne-Léa, 20 ans, est croyante. Tous pourtant jouissent de solides bases théologiques. «Je suis fière de papa mais, en ce qui me concerne, qu’il devienne diacre ne change rien», explique Mathilde, brillante doctorante en économie de 25 ans, qui est aussi vice-championne suisse de kickboxing. Même satisfaction simple du côté de Ludovic, futur éducateur de 23 ans, qui magnifiera la cérémonie d’ordination de ses chants: «Cette reconnaissance salutaire accroît sa légitimité. Certains croyants la voient d’un mauvais œil, mais papa a les épaules plus solides que ces gens…»
Daniel Pittet est un simple fidèle, mais loin d’être un quidam. En 2017, sa biographie, «Mon Père, je vous pardonne» – best-seller vendu à 40 000 exemplaires rien qu’en Suisse et traduit en huit langues –, dans laquelle il revenait sur ses abus, a été préfacée par le pape François. Qui entérinait là sa politique de «tolérance zéro» en matière d’abus sexuel. Résultat: beaucoup admirent Daniel Pittet et presque autant le détestent, jugeant qu’«il salit l’Eglise en ressassant de vieilles histoires glauques»…
Le pionnier des lanceurs d’alerte
Si, en Suisse, à la suite des récentes révélations, l’institution bimillénaire est contrainte de faire face à ses démons, c’est en bonne partie grâce à ce fervent catholique. En 2002 déjà, alors que l’omerta était une règle ne supportant aucune exception, Daniel Pittet témoignait de son cas dans «Temps présent». Cet événement faisait l’effet d’une bombe dans l’Eglise, mais surtout en lui. A la suite de l’émission, la dépression frappait de plein fouet celui qui était alors bibliothécaire à l’Université de Fribourg. Ce fut une épreuve. De celles qui ne tuent pas et rendent plus fort. «Ça a été le début d’un long cheminement qui m’a permis de me libérer de la honte et de la culpabilité, de lutter pour que mon statut de victime soit officiellement reconnu et d’en retirer une force me permettant de redevenir un homme debout et d’aider d’autres victimes.» La parole décomplexée du Suisse a un effet puissamment cathartique sur ces personnes. «J’ai rencontré 1500 victimes de pédophiles, dont une poignée seulement avaient été abusés dans un cadre religieux... Je les écoute et souvent je leur dis simplement: «Je te crois.» Ces mots, lorsqu’ils sont sincères, font un bien fou! J’ai attendu si longtemps qu’on me les dise…»
Daniel Pittet est robuste et «fragile» à la fois. Ce mot est tatoué sur son bras droit. «En s’ouvrant à sa souffrance et à la vérité, on y puise une grande force…» Il l’énonce comme une évidence tandis que son regard clair vous transperce. On y lit beaucoup d’amour et aucune trace de jugement. Sa franchise totale désarçonne jusque dans les écoles, où il fait de la prévention. «Souvent, quand j’arrive, il y a des dizaines de gamins qui braillent. Parfois, leurs profs me préviennent que je n’arriverai à rien. Je m’assois en silence. J’attends, puis une force monte en moi. Ma main se lève, mon doigt se tend et une voix forte s’impose: «Dans cette salle, il y a des violeurs. Dans cette salle, il y a des violés.» Car c’est malheureusement toujours le cas… Et là, on entendrait voler une mouche. Je raconte alors mon histoire et d’autres qui m’ont été confiées.»
Un pronostic détonnant
Souvent, des larmes pointent et des visages s’empourprent dans l’assistance… Daniel Pittet dit avoir «un sixième sens qui permet de discerner en quelques instants un abuseur ou un abusé». Il encourage les victimes à dénoncer, à porter plainte et à aller voir un psy. Certains pédophiles viennent aussi se confier à lui. Il envisage d’ailleurs d’écrire un livre à leur sujet, mais le prochain qui sortira l’an prochain s’intitulera «Le viol en famille», «car une écrasante majorité des abus ont lieu dans le cadre familial». Ces abuseurs aussi, il les écoute sans jugement, les invite à se dénoncer et à se faire soigner. «Beaucoup ont conscience du mal qu’ils font et culpabilisent.»
Au sein de l’Eglise, Daniel Pittet connaît les casseroles de beaucoup. Au Vatican, où il est encore allé saluer le pape la semaine passée, comme ailleurs, le Fribourgeois sait que les curés sont des êtres humains comme les autres. «Ils font parfois des conneries, comme tout le monde. Ce serait merveilleux s’ils pouvaient tous vivre harmonieusement leur célibat. Je n’aurais rien contre le fait qu’ils puissent se marier, mais je ne crois pas que cela susciterait de vocations…»
Cette Eglise claudicante semble désormais à terre. «Même s’il y a un gros mieux ces dernières années, l’institution reste enfermée dans un monstre déni, car beaucoup d’ecclésiastiques se tiennent par la barbichette…» Daniel Pittet a pourtant choisi de la servir en devenant diacre. Pourquoi? «Car les révélations de ces derniers jours ne m’ont rien appris que je ne sache déjà. Parce que moi, je me fous de l’Eglise des hommes mais que je veux tout donner à celle de Jésus-Christ.» Son ministère sera consacré aux «périphéries» chères au pape, soit aux marginaux de tout poil. Et Daniel Pittet compte l’honorer au mieux. Il assure qu’il bénira «tous ceux qui le souhaitent, car Dieu ne cesse de bénir». «Le 4 octobre s’ouvrira, au Vatican, un synode très attendu, rappelle le Fribourgeois. Mais je crains beaucoup qu’il se solde par un schisme entre les Eglises dites progressistes et les conservatrices…»
Il rencontre son violeur et lui pardonne
Mgr Morerod? Il garde toute sa confiance. Mis en cause par les révélations de son prédécesseur Nicolas Betticher, l’évêque s’est défendu maladroitement au téléjournal. «La vérité est que le cas qu’on lui reproche d’avoir mal géré l’a été en bonne partie précisément par son accusateur. Charles est un type droit. Il a toujours été intransigeant sur la pédophilie, dénonçant systématiquement les cas à la justice. C’est un érudit. Un grand naïf aussi... Mais il est surtout un homme empathique. Plusieurs fois, je l’ai vu pleurer de compassion devant des victimes. Et il n’a pas hésité à m’accompagner lorsque j’ai décidé d’aller rendre visite à mon violeur en 2017…»
Ce jour-là reste marqué dans la mémoire de Daniel Pittet. «Joël Allaz est un pauvre type de 82 ans qui minimise et se déresponsabilise. Lors de notre rencontre, je n’ai pas reconnu l’ogre de 120 kilos qui m’écrasait et parfois me filmait en me violant. Il semblait tout surpris de me voir si grand et fort face à lui. Quand je suis parti, je lui ai même fait la bise.» Daniel Pittet est aujourd’hui à ce point détaché de son bourreau qu’il l’avait même invité à son ordination! L’initiative n’était pas dénuée de provocation, concède-t-il, mais elle illustre aussi ce fait étonnant: «Je lui avais pardonné à l’époque des faits déjà et j’ai construit toute ma vie sur ce pardon. C’est Padre Pio de Pietrelcina qui m’a donné la force de le lui accorder et donc de me libérer de lui tout en gardant la foi… Il reste mon saint préféré, avec la petite Thérèse. Je l’invoquais souvent à l’époque des viols et c’est le jour de sa fête que j’ai souhaité être ordonné diacre. Ainsi, une boucle est en quelque sorte bouclée…»