Tout monarque doit un jour subir la rébellion de son peuple. Daniel Ek, le roi du streaming musical, ne fait pas exception. Habitué des polémiques et des passes d’armes avec les artistes sous-payés depuis la fondation de sa plateforme Spotify en avril 2006, le Suédois de 38 ans doit aujourd’hui éteindre un incendie qui enflamme la Toile. La fronde vient de la légende du rock Neil Young, 2,4 millions d’abonnés sur Spotify. Le 27 janvier dernier, l’auteur de «Cinnamon Girl» frappe fort en retirant l’intégralité de sa musique de la plateforme. Un catalogue qui génère 60% des revenus de Neil Young.
A l’origine de ce coup d’éclat de l’artiste, les podcasts populaires et controversés sur le Covid-19 diffusés par Joe Rogan sur Spotify. L’Américain de 54 ans est une star médiatique aux Etats-Unis. Repéré sur MTV dans les années 1990, Joe Rogan se reconvertit dans les podcasts en 2009. Son émission, «The Joe Rogan Experience», donne la parole à des complotistes notoires autant qu’à des personnalités politiques et du spectacle. Elle totalise 11 millions d’auditeurs par numéro sur Spotify, ce qui en fait le podcast le plus écouté aux Etats-Unis. Chouchoutant cette poule aux œufs d’or, Spotify avait déboursé 100 millions de dollars en 2020 pour s’offrir l’exclusivité.
Face à de telles largesses, Neil Young accuse et menace. Le 25 janvier, il écrit: «Spotify diffuse de fausses informations sur les vaccins – causant potentiellement la mort de ceux qui croient à la désinformation qu’ils diffusent.» S’adressant à son label, Warner, il poursuit: «Je veux que vous fassiez savoir à Spotify dès AUJOURD’HUI que je veux que toute ma musique soit retirée de leur plateforme.» Menace mise à exécution deux jours plus tard. Au QG de Spotify, c’est la réunion de crise.
Daniel Ek se serait bien passé de cette mauvaise publicité. Le 30 janvier, le milliardaire – 622e fortune mondiale selon «Forbes» – réagit à la polémique dans un communiqué: «Personnellement, il y a beaucoup de personnes et de points de vue sur Spotify avec lesquels je suis en profond désaccord, confie-t-il. Nous savons que nous avons un rôle essentiel à jouer pour soutenir l’expression des créateurs tout en assurant la sécurité de nos utilisateurs. Dans ce rôle, il est important pour moi que nous ne prenions pas la position de censeur de contenu tout en nous assurant qu’il y a des règles en place et des conséquences pour ceux qui les violent.»
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Daniel Ek poursuit: «Nous avons mis en place des règles depuis de nombreuses années, mais il est vrai que nous n’avons pas été transparents sur les politiques qui guident notre contenu de manière plus générale. […] Il est devenu clair pour moi que nous avons l’obligation de faire plus pour fournir un équilibre et un accès à des informations largement acceptées par les communautés médicales et scientifiques qui nous guident dans cette période sans précédent.» Fin de l’histoire? Plutôt un énième coup de grisou dans l’histoire entrepreneuriale tumultueuse de Daniel Ek, l’homme qui règne sur le streaming musical mondial.
Sauveur ou bourreau de l’industrie musicale, Daniel Ek partage cette rare particularité chromosomique qui compose l’ADN des gourous de la tech. C’est-à-dire le flair, la vision, l’intransigeance parfois et cette ambition quasi messianique de vouloir changer le monde: «J’ai un truc, je n’abandonne jamais», confiait-il au magazine «Forbes» à la fin des années 2000. On le croit sur parole. Depuis sa naissance le 21 février 1983, Daniel Ek semble avoir été programmé pour régner. De sa banlieue ouvrière de Rågsved, au sud de Stockholm, le futur fondateur de Spotify mène une vie heureuse de «Svensson» (de Suédois ordinaire), comme il l’expliquait en 2012 dans une rare interview à la radio suédoise.
Le petit-fils d’une chanteuse d’opéra et d’un pianiste de jazz est tiraillé entre la musique et la programmation informatique. Daniel Ek est un geek dans un corps de musicos. Féru de punk et de rock, il rejoint plusieurs combos de Rågsved et décroche les rôles principaux dans les comédies musicales de son collège. De retour à la maison, le jeune Daniel se fait la main sur un ordinateur Commodore. Il bâtit des sites internet et conçoit des programmes. A 14 ans, il fonde sa première société et fait travailler ses copains. Au tournant du millénaire, porté par la bulle internet, il gagne déjà plus d’argent que ses deux parents. En 2002, à l’âge de 19 ans, il sort diplômé de l’IT-Gymnasiet de Sundbyberg, puis étudie l’ingénierie à Stockholm à l’Ecole polytechnique royale. Il abandonne après deux mois pour se consacrer à l’informatique.
Daniel Ek, les yeux bleus et la calvitie précoce, flaire l’époque et les lames de fond technologiques qui vont la révolutionner. Le Suédois envoie un CV à Google. La multinationale californienne lui demande de revenir avec un papier universitaire. Il lui répond: «Allez vous faire foutre!» et fait cavalier seul. L’idée du streaming musical est dans l’air du temps, avec les promesses de la bande passante d’internet. Mais seule une poignée d’irréductibles, comme le patron de Deezer (France), pressent le changement. Daniel Ek a du nez. Il bâtit les premières fondations de ce qui deviendra son empire, avec ce rêve de permettre à la planète d’écouter de la musique en un clic, sans passer par le téléchargement.
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Nous sommes en 2005, le virus entrepreneurial prend le dessus. Daniel Ek fonde sa société de publicité en ligne. Advertigo – c’est son nom – le rend millionnaire en quelques mois. A 23 ans seulement, il arpente le quartier huppé de Stureplan au volant de sa Ferrari, côtoie la jet-set stockholmoise. Puis sombre dans la dépression et revient vivre dans sa banlieue ouvrière. Au bout du clavier, dans sa chambre d’enfant, il tchatte avec Martin Lorentzon. L’entrepreneur de 39 ans à l’époque est le cofondateur de la société marketing TradeDoubler. Il rachète Advertigo en mars 2006 pour 10 millions de francs suisses. Puis participe à la création de Spotify, dont il détient 12,25% du capital.
Tous les signaux de l’époque sont au vert pour l’émancipation d’une plateforme de streaming musical. Napster, Pirate Bay, Kazaa… l’ère est à l’échange de fichiers pair à pair et à la piraterie. Daniel Ek est un gros consommateur de sites de téléchargements. Son «addiction» va lui faire rencontrer Sean Parker, futur CEO de Facebook. L’Américain investit 12 millions de francs dans Spotify et le met en contact avec Mark Zuckerberg, le cofondateur de Facebook, devenu Meta en novembre dernier. Entre les deux jeunes loups de la tech, le coup de foudre amical est immédiat. Ce n’est donc pas un hasard si l’on retrouve Mark Zuckerberg, en 2016, sur la photo de mariage de Daniel Ek aux côtés du chanteur Bruno Mars.
Mais retour en 2006. Les bases de Spotify sont là. Reste à nourrir la bête. De manière totalement opportuniste, Daniel Ek fait le tour des majors pour les convaincre de céder leur catalogue de musique. Parfois, il les court-circuite en contactant directement les artistes. Les maisons de disques qui cèdent obtiennent 18% des actions de Spotify. Daniel Ek fait une petite razzia et, le 7 octobre 2008, lance finalement sa plateforme en Suède, puis dans quelques pays européens, avant de partir à la conquête des Etats-Unis. Il reçoit le coup de pouce mondial de Mark Zuckerberg qui poste: «Spotify is so good.» L’industrie musicale tremble. Puis cède petit à petit aux sirènes de Spotify en observant la baisse inexorable de ses revenus. La machine Daniel Ek est inarrêtable.
Spotify: «Too big to fail»?
Avec la vague Spotify qui déferle sur la planète viennent les premières critiques. Celles des artistes tout d’abord, qui dépendent de la plateforme pour diffuser leur musique, mais qui n’en retirent que des clopinettes. Selon le site The Trichordist, qui met à jour les redevances des sites de streaming, Spotify rémunère les artistes en 2020 au tarif de 0,3 centime par titre écouté. Soit 3300 francs pour le million d’écoutes. Autrement dit, seules les grosses pointures de l’industrie gagnent de l’argent, alors qu’elles en ont le moins besoin. De plus, les quatre plus grandes maisons de disques représentent 87% du catalogue de Spotify. Nous sommes donc loin du rêve de Daniel Ek, qui voulait démocratiser la musique. Qu’importe.
En 2018, Spotify devient même licorne en entrant à Wall Street. Un pas décisif célébré dans la discrétion par Daniel Ek, père désormais de deux enfants. Comme d’autres de ses congénères, Spotify n’est pas rentable malgré ses 8 milliards de chiffre d’affaires en 2020 et ses 155 millions d’abonnés payants. Daniel Ek en est convaincu: dans son industrie, il n’y aura qu’un gagnant. Alors, pour s’assurer la victoire et la rentabilité, il drague les utilisateurs, étoffe le catalogue et mise sur les podcasts. Un pari gagnant? Le coup de sang de Neil Young esquisse certaines réponses. Daniel Ek a transformé l’industrie musicale. A lui, désormais, d’y insuffler de l’éthique. Spotify est peut-être «too big.» Mais le «fail» n’est jamais loin.