Six heures à contempler les murs d’une douane entre la Roumanie et le monde libre. Six heures dans une Skoda en attendant qu’un fonctionnaire zélé décide du sort d’une famille. C’est un moment fort dans la vie de Dan Staner. Il n’a alors que 12 ans et ses parents ont déjà testé les limites du pouvoir de Ceausescu l’été précédent en partant en vacances en Hongrie et en rentrant sagement au bercail ensuite, histoire de montrer qu’ils ne cherchaient pas alors à fuir le régime communiste. Mais en cet été 1980, ils ont de la Suisse dans les idées pour un voyage sans retour. Quand ils récupèrent enfin leurs papiers d’identité, les Staner prennent la direction du Valais, pour retrouver une famille amie, laissant derrière eux leur maison et leurs proches. Notamment des grands-parents qui n’avaient pas été mis dans la confidence pour les protéger. Ce qui déchire le cœur du jeune Dan, qui ne reverra qu’une fois sa grand-mère par la suite.
«La Suisse m’a tout donné. Aujourd’hui, je veux le lui rendre.» Attablé dans un restaurant de La Côte vaudoise, Dan Staner a désormais 53 ans et il s’ouvre pour nous sur sa vie. Le patron de Moderna pour l’Europe n’a pas eu un chemin de tout repos. Il revient sur sa carrière qui l’a notamment amené à travailler plus de vingt-cinq ans pour la même entreprise, Eli Lilly. Pourtant, passé la cinquantaine, il aspire à faire preuve d’agilité. Pas le moment idéal pour rebondir en début de pandémie à l’orée de l’année 2020! Jusqu’à ce qu’il repère une société de biotechnologie fondée par un ancien collègue, Stéphane Bancel. «J’ai une énorme admiration pour lui, il a une capacité de travail hors du commun. Il reçoit des centaines d’e-mails par jour et il gère tout sans jamais laisser traîner la réponse à un SMS ou un WhatsApp. C’est un visionnaire, il pousse toujours les équipes à gravir la prochaine montagne.»
Alors qu’il hésite à accepter un autre poste, sa femme, médecin, le persuade de signer chez cette start-up qui n’a pas encore sorti grand-chose. Mais elle travaille sur une technologie prometteuse, l’ARN messager. «A partir de mon engagement, ma vie a changé.» Et ce n’est pas la première fois que la vie de Dan Staner bascule. Il y a eu ce départ de la Roumanie pour la Suisse, bien sûr. Un véritable eldorado pour celui qui dit se souvenir, adolescent, de son émerveillement quand il se baladait dans les supermarchés de Lausanne après avoir connu la vie teintée par le communisme: «Quand vous mangez du chocolat trois fois par an et que tout à coup vous en voyez 50 sortes en rayon, c’est un autre monde pour un enfant.»
Arrivé en Suisse en été 1980, le jeune Dan ne parle alors que roumain et anglais. Mais, s’il maîtrise suffisamment bien le français d’ici aux vacances de Noël, il pourra conserver son rang scolaire. Mission accomplie. «Je suis entré au collège, on m’a donné ma chance sinon j’allais en primaire. A la maison, on ne parlait pas français. Mes parents étaient ingénieurs, ma mère s’est mise à travailler à la Migros et mon père dans un bureau de géomètres. Dans notre situation précaire, la Suisse nous mettait à disposition un appartement pour trois mois, mais il fallait rapidement trouver un travail et devenir autonomes.» Suivront le Gymnase du Bugnon à Lausanne, puis HEC Lausanne, Dan se sentant la bosse des affaires. «Quand tu viens des pays de l’Est, tu as la rage de réussir, car tu as toujours le sentiment qu’il n’y a pas de filet de sécurité, tu n’as pas le droit de te rater.» Dan vise Procter & Gamble, la Mecque du marketing. Ce sera finalement Eli Lilly, à Genève, le leader de l’insuline qui vient de lancer le Prozac. Sa carrière décolle, mais ce passionné de montagne connaît un coup du sort.
En 1995, à 27 ans, il se retrouve pris dans une avalanche au Mont-Rogneux, en Valais. Avec son meilleur ami, ils sont emportés et traînés sur 1000 mètres de dénivelé. Dan se sent comme une miette balayée par le dos de la main d’un géant. «Le médecin d’Air-Glaciers m’a confié ultérieurement que c’était la première fois en dix ans de carrière qu’il sortait deux types vivants d’une avalanche de cette taille.» C’est le début d’un chemin de croix. «Le docteur Claude-Henri Blanc, au CHUV, m’a sauvé et je lui en serai éternellement reconnaissant. Je suis entré en janvier et en suis sorti au mois de juin, puis ont suivi encore six mois de rééducation.» Ce super sportif tapisse les murs de sa chambre d’hôpital de posters de skieurs hors piste. «L’artère de ma jambe avait été arrachée. La jambe elle-même avait été retournée et les médecins voulaient d’abord m’amputer. Mais on a ferraillé ensemble avec le docteur pour la conserver.» Dan boite encore aujourd’hui et a mis dix ans avant de pouvoir rechausser les skis. Depuis cet accident, il ne sort plus des pistes balisées. «C’est une victoire et un bonheur de pouvoir skier de nouveau. Mais je n’oublierai jamais la puissance de la montagne.»
Il passera donc vingt-sept ans chez Eli Lilly. Après un passage à Londres, il prend la direction du marché suisse à Genève puis s’envole en famille au siège de la compagnie, à Indianapolis, avant de diriger le bureau régional de Dubaï. Arrive le moment où ses enfants ont passé plus de la moitié de leur vie comme expatriés et le retour en Suisse, chez Moderna. «C’était plus difficile d’y être admis que de rentrer à Harvard: j’ai passé 12 entretiens. Dans la dernière ligne droite, le chasseur de têtes me précise que si un téléphone suisse m’appelle, c’est mauvais signe. Si c’est un numéro américain, c’est bon. J’ai vu l’indicatif 001 s’afficher.»
Avec Dan Staner, Stéphane Bancel vient d’engager son troisième cadre après le responsable des vaccins et celui des Etats-Unis. La firme était alors embryonnaire, elle compte désormais quelque 3000 employés. «La grande pharma a toujours peur d’échouer et les gens passent leur temps à protéger leurs arrières. Chez Moderna, tout le monde tire à la même corde pour relever des défis ambitieux.» Dan acquiert rapidement les codes du monde de la start-up. Ce qui n’est souvent qu’un slogan chez les jeunes pousses technologiques – «changer le monde» – prend tout à coup un goût furieusement réel. «On passe de la stratégie à l’exécution en permanence alors que, dans les grands groupes, tu fais la stratégie une fois par an et il te faut 17 comités pour l’implémenter. Là, on y va et, si les données ne sont pas probantes, on change la stratégie en quelques jours.»
Dan Staner attaque le job par la face nord: il reste l’un des rares employés durant les six premiers mois puis entame un roulement d’engagements à partir de janvier 2021. «Jusque-là, on gérait l’approvisionnement pour la moitié de la planète à une poignée de collègues. On bossait quinze heures par jour, sept jours sur sept, non-stop.» Moderna a alors dix ans de recherche derrière elle, mais sa vie en tant qu’entreprise ne fait que commencer. «Ça fait partie de l’esprit start-up: construire la fusée alors qu’elle est déjà sur orbite.» Certes, la firme dispose du vaccin, mais il s’agit d’un premier pas. «Nous n’avions alors ni fabrique, ni réseau de distribution, ni routine dans la validation de qualité ou la facturation. Dans tous les domaines, nous étions face à une feuille blanche.» L’épopée tient du miracle.
L’entreprise, qui compte désormais 120 personnes à Bâle, son siège suisse et international hors Etats-Unis, ne veut pas simplement changer le monde, mais le sauver. Moderna garde un caractère suisse grâce à ses premiers investisseurs – des capital-risqueurs locaux –, un lieu de fabrication de son vaccin à destination de la moitié du monde établi à Viège, chez Lonza, un siège EMEA (Europe, Middle East & Africa) au bord du Rhin et un partenariat exemplaire avec le Conseil fédéral. «Le gouvernement suisse a été pionnier, comme les Etats-Unis ou Israël, en prenant les bons risques, alors que seules des données de phase I pour notre vaccin étaient connues.»
Mais la vie n’épargne pas Dan Staner durant cette période. Son père décède du covid au CHUV en mars 2021. L’hôpital qui l’avait sauvé vingt ans plus tôt refuse d’administrer le vaccin à son géniteur, alors qu’il était entré pour une autre raison à l’hôpital. «Comme quoi, même quand vous êtes étroitement lié à Moderna, vous ne pouvez pas pour autant faire monter une dose du centre de vaccination dans les étages.» Ce qui renforce encore sa conviction quant à l’importance de rendre le vaccin accessible au plus grand nombre: «J’ai vu mon père mourir du covid, je sais de quoi je parle.» Trois mois plus tôt, c’est lui qui fait un accident thromboembolique. Travailler quinze heures par jour assis devant son écran a des conséquences. «Un caillot dans la jambe qui se transforme en thrombose, un classique.»
Dans cette crise, un des grands étonnements de Dan aura été l’attitude de certains gouvernements qui n’ont pas compris que le plus important était de s’assurer d’avoir accès au vaccin plutôt que de s’échiner à en négocier quelques centimes sur le prix. «Une pandémie n’est pas une situation standard. Il y a des implications sociales et économiques énormes. C’est assimilable à une situation de guerre: il ne faut pas agir à partir d’anciennes grilles de lecture. Face à une telle situation, l’offre est limitée – nous ne pouvons pas produire plus que cela est déjà possible – alors que la demande, elle, explose. Nous appliquions donc la règle du premier venu, premier servi. Tous les Etats qui ont perdu du temps à négocier 1 dollar sur chaque dose ne réalisaient pas qu’ils ne faisaient que prendre du retard pour être livrés et que cela aurait des conséquences pour leur population.»
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A l’inverse, Donald Trump misera tout sur la rapidité: aux groupes pharmaceutiques qui travaillent sur des vaccins, le président américain attribuera à chaque fabricant des équipes dédiées au sein de la FDA (Food and Drug Administration, l’organisme qui autorise les médicaments aux Etats-Unis) pour accélérer les procédures d’autorisation. «Cela fut également le cas avec Swissmedic. Ce qui pouvait prendre auparavant plusieurs mois se réglait très rapidement. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons pu avancer si vite, toujours bien sûr dans le respect de la sécurité et de l’efficacité pour le patient.» Pour Dan, Moderna a fait juste et a su se montrer responsable. «Nous avons trois niveaux de prix, pour les pays riches, ceux à revenu moyen et ceux à revenu faible. Grâce au partenariat avec la Commission européenne et Gavi/Unicef, nous avons pu livrer par exemple 70 millions de doses à des pays à faible revenu et donner accès au vaccin dans 70 pays.» La firme prévoit de produire entre 2 et 3 milliards de doses en 2022.
La suite s’annonce prometteuse pour Moderna. La start-up travaille sur 37 produits, dont 21 sont au stade d’études cliniques. Sa technologie va trouver des débouchés aussi bien pour les maladies respiratoires, les cancers, la cardiologie que pour les maladies rares. Et pour cette année, Dan a déjà planifié ses prochaines vacances de ski.
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