En entrant à Roquevaire, petit village des Bouches-du-Rhône à 30 kilomètres au nord-est de Marseille, impossible de la manquer. Face au pont qui enjambe l’Huveaune entre deux départementales sinistres, «la maison de celle qui peint» rayonne de toutes les couleurs. Sur la façade et jusqu’aux avant-toits, des mosaïques de catelles, des peintures, des sculptures, toutes sortes de créatures, recouvrent tout, certains éléments ayant débordé jusqu’au mobilier urbain.
Sur la boîte aux lettres: un numéro à appeler. A côté, cette inscription sur un volet: «Dominant mes peurs j’avance dans la vie.» Danielle Jacqui descend nous ouvrir.
C’est une petite dame élégante, aux lèvres fines soulignées d’un beau rouge, aux yeux gris-bleu cerclés de larges lunettes qui nous ouvre sa porte. «Mon escalier est un jardin», a-t-elle écrit entre deux marches et, sur la dernière, qui conduit dans la cuisine: «Ici commence le printemps.»
Vert, jaune, rouge, bleu: partout, du sol au plafond, tout est peint, coloré, décoré, fabuleux. Comme dans un appartement traditionnel, chaque meuble est à sa place, table, buffet, canapé, mais, comme le frigo, la cuisinière et l’évier, tous se fondent jusqu’à disparaître dans un décor ahurissant.
«J’ai quand même réussi à faire ma façade dans un pays où on te colle un procès si tu peins tes volets en vert!» dit-elle en riant. «Un jour, comme j’avais avancé dans mon art, je me suis dit que je n’avais plus besoin de décorer mon lieu avec des objets de la société de consommation mais que j’étais maintenant capable de les créer moi-même. C’est ainsi que tout a commencé. J’ai enlevé tout ajout extérieur et j’ai tout fabriqué moi-même. C’est devenu une passion boulimique. Mon seul regret est de m’être contentée de décorer mes meubles et de ne pas avoir tenté de les créer moi-même. Pour faire la façade, il m’a fallu une année, en travaillant du matin jusqu’au soir.»
De toutes les créations de Danielle Jacqui, la pièce la plus extraordinaire repose actuellement dans la commune de Renens (VD), à laquelle l’artiste l’a offerte. C’est un cadeau de poids: 36 tonnes de céramique, et de taille: de quoi recouvrir 500 mètres carrés de bas-relief. A sa grande œuvre, elle a consacré neuf ans de sa vie, 365 jours par année.
Sauvetage
Imaginé à l’origine pour recouvrir la gare d’Aubagne, le projet a finalement été abandonné. Danielle Jacqui, qui est du genre tenace, a malgré tout poursuivi son travail. «Et je leur ai fait un projet encore plus gros que pour la gare. Il faut demander gros pour recevoir un peu!» Un autre lieu a alors été pressenti. Et puis la municipalité a radicalement changé de bord politique. Et puis… Le projet a soudain paru trop grand au pays des petits santons de Provence. Elle fut alors sommée d’évacuer le grand entrepôt mis à sa disposition, et d’enlever son œuvre sous peine de destruction…
C’est à ce moment qu’intervient Mario Del Curto, photographe. Il voyage depuis des années à la rencontre des créateurs d’art différent, donnant à voir leur univers sensible et singulier. Ami de longue date de Danielle Jacqui, membre de l’association de la Ferme des Tilleuls, à Renens, il propose que son œuvre y soit installée dans la cour. Une association est aussitôt créée; présidée par Marianne Huguenin, elle compte parmi ses membres d’honneur des personnalités aussi différentes que Pascal Broulis, Carlos Leal, Cesla Amarelle, Henri Dès, Michel Thévoz ou encore Jean-François Clément, le syndic de Renens.
Un crédit de 100'000 francs a permis de déménager l’œuvre dans cinq conteneurs maritimes et le projet d’une structure sur laquelle fixer les céramiques a été confié à l’architecte lausannois Jean-Gilles Décosterd.
Avec des tours culminant à 12 mètres, l’installation sera à la hauteur de son titre: Le colossal d’art brut – ORGANuGAMME II. «Je dis «d’art brut» pour montrer la direction dans laquelle je vais et «ORGANuGAMME» parce que si Jean Dubuffet a pu lancer son concept, pourquoi pas moi? Je ne suis pas plus bête que lui!» Cela dit sur le ton un brin bougon et revendicateur d’une femme à qui on ne la fait pas. «L’architecte n’a pas voulu de ma maquette. Il veut monter mes céramiques sur son projet à lui. Pour moi, c’est trop géométrique, trop contemporain. Je comprends les raisons de solidité, de coût, sauf que je ne peux pas adapter mes céramiques sur la maquette que l’on me présente actuellement. Alors je me demande jusqu’à quel point j’aurai mon autonomie…»
Des études qui n'en sont pas
Née à Nice en 1934, Danielle Jacqui est une enfant dont les parents divorcent au début de la guerre. «Ma mère était féministe, communiste et résistante. J’ai loupé mes études parce qu’elle était poursuivie par la Gestapo. Comme elle a continué à militer après la guerre, j’ai fait des études qui n’en sont pas. Mais c’est parce que je n’ai pas été dans une école traditionnelle que j’ai pu faire ce que j’ai fait. Ça m’a libérée de tout le reste.»
Mariée à 18 ans à un maçon, Danielle Jacqui aura quatre fils. En 1970, avec le deuxième de ses trois maris, elle se lance dans la brocante. «Les marchés, c’est une vie très dure, mais avec trois gros avantages: je suis devenue cheffe d’entreprise, et puis on vit en immersion totale dans la population et on acquiert des connaissances sur tous les sujets…»
Ses premières œuvres sont en réalité ses étalages de brocanteuse qu’elle met en scène avec toute sa fantaisie. «Je faisais mes décorations sur la route devant la maison, j’ai été la première à faire de telles installations, mais je ne me doutais pas qu’il y avait quelque chose d’artistique là-dedans… Moi, j’ai toujours eu le sentiment que ma mère n’avait eu des regards que pour ma sœur qui était devenue scientifique, qui travaillait à l’Institut Pasteur. Donc au départ, avec mon art, je me disais que j’allais enfin pouvoir montrer à ma mère que j’étais capable de faire quelque chose. Comme je suis excessive, ça a été excessif…»
On se glisse dans «la chambre rouge», des livres de poésie soutiennent une étagère bancale encombrée de figurines sculptées, de dessins, de peintures, de poupées par dizaines. «Si on n’est pas excessif par rapport à ceux qui nous entourent, les parents, les maris, les amis, les amants, on lâche tout et on se fait avoir, ils sont quand même là pour nous bouffer.»
Par principe et par méfiance envers les marchands, Danielle Jacqui refuse de vendre ses œuvres. «Mon art, c’est la richesse de ma vie, qui me ramène beaucoup d’amis qui se plaisent en ma compagnie. Ce n’est pas mon sexe-appeal, c’est ce que je génère. Je ne suis pas une personne inintéressante, mais mon art y est pour beaucoup.»
Alors elle s’inquiète malgré tout de ce que va devenir son univers. «Je me dis que ça serait quand même idiot que j’aie fait tout ça pour rien… Mais j’ai été tellement méprisée ici que leur laisser la maison, ce serait laisser des perles à un cochon… Bon, Dieu reconnaîtra les siens. Il est quand même en train de me reconnaître un petit peu.»