Salah, 31 ans, fume nerveusement à la fenêtre. Dans son appartement du rez-de-chaussée, sur les bords de la Limmat, à Baden, il a la tête ailleurs et le téléphone greffé à la main.
Perya, sa fille de 2 ans, arrive en courant et le lui réclame, elle veut mettre une chanson pour danser. «Heureusement qu’elle ne comprend pas ce qu’il se passe», dit le jeune père qui s’exécute, un demi-sourire aux lèvres. Depuis la nuit dernière, il va mieux. Lui et sa femme, Linda, ont retrouvé le sommeil. Après plusieurs jours sans nouvelles, il sait maintenant que sa mère, son frère et ses quatre jeunes nièces ont réussi à fuir Afrine, sa ville natale, dans le nord de la Syrie, pour se réfugier dans l’un des 366 villages qui l’entourent. «La situation y est quand même moins dangereuse, même si certains groupes rebelles en ont pris le contrôle, édictent de nouvelles règles et pillent les maisons», explique-t-il.
Afrine, ville kurde de Syrie devenue martyre, est en guerre depuis le 20 janvier dernier. A cette date, l’armée turque et les forces libres syriennes entrent dans la région et attaquent la milice kurde des Unités de protection du peuple (YPG) qui la contrôlait. L’opération viserait, selon le leader d’Ankara, Recep Erdogan, à protéger la sécurité du territoire turc dont la frontière se trouve à une trentaine de kilomètres d’Afrine. Cette milice kurde, soutenue alors par les Etats-Unis pour affronter l’Etat islamique il y a quelques mois et placée sous protection de la Russie, subit aujourd’hui les bombardements de l’armée turque dans l’indifférence générale.
Mais malgré les bonnes nouvelles concernant sa famille, l’inquiétude tenaille toujours Salah. Sa mère, malade, a besoin de soins et le seul hôpital civil de la ville a été touché par une frappe aérienne. L’une de ses nièces de 6 ans, touchée par un trouble de stress post-traumatique, est restée complètement paniquée après les bombardements. Elle s’arrache les cheveux et se griffe le visage sans cesse. Elle doit aussi voir un médecin, une mission quasi impossible dans une ville en état de siège.
Le 20 mars, les Kurdes d’Afrine auraient dû célébrer Newroz, leur Nouvel An, comme chaque année, lors de l’équinoxe. Le premier jour de chaque printemps, la ville syrienne se teinte de vert, rouge et jaune et des bûchers de bois s’embrasent au son du buzuq, de la flûte et des pas de danse. «Cette année, les Kurdes d’Afrine ne fêtaient rien, ils fuyaient notre ville mise à feu et à sang», se désole Salah. Dans les autres pays, la célébration avait un goût teinté d’amertume et de résistance, les Kurdes ne pouvant détourner le regard de ce qu’il se passe dans le nord de la Syrie.
Pour la première fois de sa vie, Salah n’a pas célébré Newroz. «Le cœur n’y était pas.» La dernière fois qu’il l’a fêté, à Afrine, c’était il y a trois ans, lorsque toute sa famille y vivait encore. Aujourd’hui, si une partie de celle-ci est restée en Syrie, quatre de ses sœurs habitent en Allemagne. Seule Jihan, la dernière, partie avec lui et Linda de Syrie à l’automne 2015, vit près de chez lui, à Würenlos (AG), une bourgade à quelques kilomètres de Baden. Mais pour arriver jusqu’en Argovie, la route s’est faite au péril de leur vie. Comme des millions d’autres réfugiés, ils ont embarqué sur un bateau de fortune pour traverser le petit pan de Méditerranée qui sépare les côtes turques des îles grecques les plus proches, leur fille de 2 mois dans les bras. Coincés pendant plus d’un an dans un camp de la banlieue d’Athènes et peu avant de perdre espoir, ils apprennent finalement que la Suisse accepte de les accueillir au printemps 2017. «Maintenant, ici, nous essayons d’être heureux, mais nous avons la tête en Syrie», continue Salah. Car là-bas, les combats s’intensifient et la guerre est loin d’être terminée. «Nous communiquons le plus possible avec notre famille via les réseaux sociaux, mais depuis deux mois, il est presque impossible de trouver internet à Afrine et dès qu’un réseau marche, tout le monde s’y précipite, ce qui le fait tomber en panne.»
Jihan, 30 ans, sonne à la porte. Elle et son mari, Ziad, sont de passage pour dîner. Linda a préparé du dolma, des feuilles de vignes farcies, son plat préféré. Elle aussi a le cœur plus léger depuis qu’elle a appris par une de ses sœurs vivant en Allemagne, que sa mère et son frère étaient en sécurité. «C’est le plus important, dans le village, il n’y a pas de bombardements, mais je sursaute à chaque sonnerie de téléphone de peur qu’on m’annonce une mauvaise nouvelle», explique la jeune femme tortillant une mèche de sa longue chevelure noire.
Pourtant, Jihan pensait avoir retrouvé un peu de calme. Et même le bonheur. Car c’est à son arrivée en Suisse qu’elle a rencontré Ziad, un requérant d’asile kurde d’Afrine, comme elle, avec qui elle décide de se marier quelques mois plus tard. La bataille qui débute alors à Afrine la pousse à tout annuler. «Nous avions réservé une grande salle à Bâle et invité beaucoup de monde, à l’image des mariages que nous célébrons en Syrie, mais avec ce qu’il se passait dans notre région d’origine, j’ai voulu tout laisser tomber.» Finalement, Jihan et Ziad se sont mariés très sobrement chez Salah et Linda avec une dizaine de personnes et les esprits tous tournés en direction de la Syrie. Car si la famille de Salah et Jihan a pu se mettre à l’abri, ce n’est pas le cas de celle de son nouveau mari, Ziad. Moins chanceux, ses proches sont partis à pied d’Afrine lorsque les bombardements commençaient pour se rendre à Alep, la ville la plus proche et contrôlée aujourd’hui par le régime de Bachar el-Assad. Alors qu’elle n’est située qu’à une soixantaine de kilomètres, la famille a dû débourser l’équivalent de 600 dollars par personne sans pour autant arriver à destination. Elle est aujourd’hui coincée dans des villages à mi-chemin et vit dans des abris de fortune. Ziad soupire en entendant le nom de l’opération militaire à Afrine, donné par l’armée turque: Rameau d’olivier. «L’olivier est le symbole d’Afrine, pour moi, cela n’a rien à voir avec une opération de paix.» Car depuis des générations, la famille de Ziad vit des plantations d’oliviers qu’elle cultive. Très inquiet, le jeune homme imagine, depuis le salon de Salah et Linda, à Baden, ses arbres partir en fumée et ne rien trouver à son retour au pays.
La semaine dernière, Salah, Jihan et Ziad sont allés manifester deux fois à Zurich en solidarité avec Afrine. Ils n’hésiteront pas à y retourner, «pour que les gens se rendent compte de ce qui se passe». Linda, elle, était restée à la maison avec Perya. «Ma fille ne connaîtra jamais Afrine comme nous l’avons connue, explique Salah, son petit frère non plus, mais j’espère au moins que ma mère les rencontrera un jour.» Car Linda est enceinte de huit mois. Un petit garçon qui se prénommera Ali, comme le grand frère de Salah, resté en Syrie.