S’interroger sur notre rapport aux autres espèces vivantes, aller à la rencontre de ceux qui tentent de réparer le monde, du berger du Jura au président du Costa Rica, du spécialiste des abeilles à la grande anthropologue Jane Goodall, le dernier film de Cyril Dion est une magnifique suite grand spectacle à son premier film et un manifeste vibrant pour un changement urgent de modèle de société. Nous l’avons retrouvé à Annecy, juste avant sa venue en Suisse.
- Le problème, soutient Bella, au terme du film, c’est que l’être humain ne se considère plus comme un animal…
- Cyril Dion: Oui. C’est le cœur du problème. A un certain moment, les humains ont décidé de se séparer du reste du monde vivant ou du moins ont essayé de croire qu’ils pouvaient le faire. N’arrivant plus à accepter que nous sommes des mammifères interdépendants avec le reste du monde vivant. On peut respirer, boire et manger uniquement parce que le monde vivant existe. On réduit souvent l’écologie à la question climatique alors que, fondamentalement, l’écologie, c’est réfléchir à l’équilibre de notre relation, en tant qu’espèce vivante, avec toutes les autres espèces vivantes. Si on a des problèmes climatiques aujourd’hui, c’est parce qu’on a rompu cet équilibre!
- Comment avez-vous choisi les deux protagonistes du film?
- Vipulan est un jeune Français d’origine sri-lankaise, je l’ai rencontré dans une grève pour le climat la première fois que Greta Thunberg est venue à Paris. Je faisais partie de la petite délégation de «vieux» venue l’accueillir qui comprenait Juliette Binoche, Yann Arthus-Bertrand et Vandana Shiva. Il avait déjà monté les marches à Cannes en 2019 avec moi et d’autres jeunes activistes pour inciter les réalisateurs et acteurs à faire des films qui nous aident à imaginer un futur différent des dystopies habituelles. Bella, la jeune Anglaise, je la suivais sur Twitter, elle était déjà très engagée dans la défense des animaux sauvages, contrairement aux autres militants de son âge, plus focalisés sur le climat. Je lui ai écrit, je l’ai rencontrée avec une partie de l’équipe du film. On s’est vite rendu compte qu’elle était incroyable. C’est Jane Goodall, la célèbre éthologue, qui m’a conseillé de lui adjoindre un garçon. Vipulan était très complémentaire de Bella, plus urbain, venant d’un milieu plus modeste puisqu’il vit dans un deux-pièces dans un HLM avec sa mère. Bella vient d’un milieu plus aisé de la banlieue de Londres.
- Il faut dépasser le clivage croissance/décroissance, leur explique Eloi Laurent, un économiste de renom, pour créer un nouveau paradigme lié au bien-être. N’est-ce pas un peu utopique?
- Quand on demandait aux gens dans les sondages ce qui est le plus important, bien avant la pandémie, ils répondaient déjà la santé. De la même façon, quand on leur demande ce qui les rend heureux, la réponse est le lien social. Bien avant l’argent! On reproche beaucoup aux écolos d’être dans l’idéologie. Mais regardons les chiffres. Combien de points de croissance aux Etats-Unis avant le covid? Quatre. Et c’est un pays où l’espérance de vie baisse, où les écosystèmes deviennent de plus en plus invivables; la Californie connaît la croissance la plus forte mais des institutions se cassent la figure, avec des inégalités qui se creusent de façon hallucinante. J’ai tourné trois documentaires pour Arte sur ces thèmes, je n’ai jamais vu autant de SDF qu’on enjambe dans les rues. Où est le bénéfice de la croissance? Je mise beaucoup sur les jeunes politiciennes qui sont arrivées au pouvoir en Islande, en Ecosse, en Nouvelle-Zélande. La première ministre néozélandaise a fait voter le premier budget bien-être de toute l’histoire de l’humanité!
- Permettre à toutes les femmes d’aller à l’école est un acte écologique. Expliquez-nous.
- La limitation du nombre d’humains sur Terre est un problème complexe, d’autant plus quand on sait qu’un Américain qui naît aujourd’hui consomme 14 fois plus qu’un Nigérien. Mais une étude publiée dans «Science» en 2011 a déjà démontré que le fait d’accéder au lycée et à une contraception libre pour les femmes permettrait d’«économiser» la naissance de 1,8 milliard d’êtres humain en 2050.
- On a perdu 50% d’animaux sauvages ces cinquante dernières années et on risque de perdre les 50% qui restent si rien ne change. Vous restez malgré tout optimiste?
- Je crois à la possibilité des humains de réagir, je vois des êtres humains qui font des choses exceptionnelles un peu partout et c’est ce que montre le film. Si on veut s’y mettre, on y arrive! Le Costa Rica a réussi à ensauvager une bonne partie de son territoire en quarante ans. On a des exemples de gens qui ont planté des coraux, des mangroves. D’écosystèmes qu’on a laissés tranquilles et qui se sont régénérés. On n’a pas gardé toutes les séquences, notamment d’espèces qui ont été sauvées, mais elles sont dans le livre*. Comme les renards gris au large de Los Angeles. On sait ce qu’il faut faire et comment le faire. Le problème reste idéologique; l’humanité est restée enfermée dans un récit collectif qui veut que, pour l’instant, la priorité des priorités reste la croissance. Et l’on est obnubilé par ça. Le problème restera insoluble tant qu’on n’aura pas accepté de changer de récit.
- Qui pour le porter? Nicolas Hulot, par exemple, dans votre pays, a échoué…
- Un Nicolas Hulot, ministre de l’Ecologie dans un gouvernement qui continue de promouvoir le narratif de la croissance, ne pouvait rien faire. Il faut un nouveau paradigme, comme dans tous les moments où la culture a basculé. Quand Martin Luther King prononce son fameux discours et dit rêver à ce qu’un jour son fils ait les mêmes droits que les Blancs, moi, je rêve de vivre dans un monde où la question de défendre la vie, soit la santé des humains et des écosystèmes, sera plus importante que la croissance économique et la propriété privée.
- Cela passe-t-il inévitablement par une écologie coercitive?
- «Le Monde» a publié une enquête menée par des chercheurs du CNRS sur la façon dont Total, Shell, Exxon ont semé le doute de façon délibérée pendant des années sur le changement climatique. Quand on a fait la Convention citoyenne en France, on s’est heurtés à des lobbys extrêmement puissants qui, une fois que les citoyens ont rendu leurs propositions, ont fait en sorte de les détricoter, de les affaiblir, que les lois qui seront votées aillent dans le sens de l’intérêt privé. Les politiques se plaisent à dire que c’est la population le problème, mais quand on a fait cette convention, qui a réuni 150 citoyens tirés au sort venus de tous les horizons, paysans, pilotes d’avion, employés d’industrie, climatosceptiques, écolos, quand on leur a permis d’avoir une information claire sur la situation, en auditionnant des scientifiques ou d’autres représentants de la société, ils ont fait des propositions qui vont plus loin que ce que tous les gouvernements ont fait ces trente dernières années. Et leurs 149 mesures à prendre étaient plutôt populaires. Elles ont été malheureusement largement amendées. Emmanuel Macron n’a pas tenu sa promesse de les transmettre sans filtre!
- Y a-t-il un pays qui montre l’exemple, selon vous?
- Il n’y a pas de pays modèle, mais les pays scandinaves ont pris des mesures plus fortes depuis beaucoup plus longtemps. La Suède est par exemple déjà à près de 60% d’énergie renouvelable. On en est loin. On vient de remporter une victoire juridique en France dans l’affaire du siècle: le Tribunal de Paris a reconnu que l’Etat avait failli à ses obligations. Et lui a enjoint de réduire de 15 millions de tonnes ses émissions carbone d’ici au 31 décembre 2022. Les Pays-Bas ont fait de même en obligeant l’Etat néerlandais à investir 3 milliards d’euros pour réduire considérablement ses émissions de gaz à effet de serre.
- C’est la voie à suivre?
- La voie juridique est une façon de créer un rapport de force. Comme d’autres. Elle ne sera pas forcément suffisante, mais c’est un moyen. J’aimerais tellement qu’en France on arrive à un système qui ressemble à ce que vous avez en Suisse. Nous, on organise des combats de coqs et après on vote pour une personne considérée comme un sauveur. Il faudrait être dans une forme de démocratie plus permanente avec la possibilité pour des citoyens, comme dans la Convention citoyenne, de faire des propositions qui pourraient être soumises à référendum.
- Votre film évite le piège du manichéisme. Face à un éleveur de lapins, les deux adolescents réalisent qu’il est aussi une victime du système…
- On voulait les confronter à la complexité des choses. L’éleveur était aussi prisonnier que ses lapins. Il n’y a pas d’un côté des gens qui veulent bien faire et de l’autre ceux qui font preuve de mauvaise volonté.
- Admettons qu’«Animal» soit un nouveau succès planétaire et qu’Emmanuel Macron vous demande d’être son prochain ministre de l’Ecologie...
- Je dirais non. Je connais trop Emmanuel Macron pour savoir que ce serait un guet-apens! Ce n’est pas quelqu’un de sincère; il est comme la plupart des responsables politiques, dévoré d’ambition, et cherche avant tout à conquérir le pouvoir et à le garder. L’intérêt général n’est pas une priorité.
- A 16 ans, l’âge des deux héros du film, vous étiez quel genre d’adolescent?
- Je n’étais pas du tout engagé! (Rires.) Beaucoup plus intéressé par le rock, draguer les filles et boire des coups que par l’écologie!
- On ne peut pas faire les deux?
- Je trouve les adolescents d’aujourd’hui hyper sérieux. J’ai des enfants de 16 et 13 ans, ils ont une maturité, une gravité que je n’avais pas du tout à leur âge. Moi, j’étais dingue de Jim Morrison, j’écrivais déjà de la poésie, j’avais une soif de vivre. C’était l’époque aussi où je me suis promis que je ne ferais jamais un boulot alimentaire. J’ai été comédien, j’ai participé à l’organisation du congrès israélo-palestinien de Caux en Suisse, à la création du Mouvement Colibris. L’écologie est venue en 2006.
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- Vous avez connu un burn-out à l’âge de 34 ans, pourquoi?
- Je faisais trop de choses. Je dirigeais une collection chez Actes Sud, une ONG, un magazine, «Kaizen», que j’avais créé, j’écrivais «Demain» et j’avais deux petits enfants. Je me suis rendu compte aussi après coup que je m’épuisais à faire quelque chose qui n’était pas mon truc. J’avais besoin de créer. J’ai toujours 50 000 idées qui me trottent dans la tête, j’ai encore deux idées de films qui me sont venues la semaine dernière, alors que j’en ai trois en cours… je dois me refréner tout le temps.
- Le covid n’a pas été l’accélérateur du changement que vous préconisez. Vous avez été déçu?
- Je n’ai jamais pensé que le covid allait du jour au lendemain provoquer une épiphanie et changer le mode de vie des gens. Dans «Demain», on racontait comment les Islandais, après leur krach économique, avaient fait une espèce de révolution, récrit leur Constitution et, dès que la situation s’est améliorée, ils ont revoté pour les conservateurs, qui étaient contre cette Constitution mais qui promettaient de les désendetter. On est un peu comme ça, les humains, moi le premier, on est malades alors on se dit: «Je vais arrêter de manger tel ou tel truc» et, dès que ça va mieux, on recommence!
- Il faut l’accepter, se résigner?
- Notre cerveau est fait comme ça. L’évolution l’a façonné pour chercher la satisfaction immédiate. C’est très difficile de mettre en balance cette satisfaction et des dangers qui ont un impact à moyen ou long terme et qui restent abstraits. C’est pour cette raison justement qu’on a besoin de se mettre d’accord sur des règles et ensuite se les imposer.
* «Animal», Editions Actes Sud